Perception et intermodalité

Approches actuelles de la question de Molyneux

 

 

Présentation, Perception et intermodalité, approches actuelles de la question de Molyneux,   (dir. J. Proust ),  Paris, PUF, 1997, pp. 1-18.

 

 

Sommaire

 

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J. Proust, Présentation

 

I - Les qualia représentent-ils le monde ?

 

1) François Clémentz : Qualia et contenus perceptifs

 

2) Roberto Casati : Les espaces de qualia

 

3) Paul Bach-y-Rita : Substitution sensorielle et qualia

 

 

II - Unicité de l’espace, objectivité et intermodalité.

 

 

4) Jérôme Dokic : La signification des expressions égocentriques.

 

5) Joëlle Proust : L’espace, les sens et l’objectivité.

 

 

 

III - Nouveaux éclairages

 

6) Arlette Streri : Les réponses du bébé à Molyneux

 

7) Yves Rossetti, Des modalités sensorielles aux représentations spatiales en action : représentations multiples d’un espace unique.

 

8) Monique Radeau, Du ventriloque à l'embryon : une  réponse à Molyneux.

 

 

IV Epilogue

 

 9) Elisabeth Pacherie, Du Problème de Molyneux au Problème de Bach-y-Rita.

 


Perception et intermodalité

Approches actuelles de la question de Molyneux

 

Présentation*

 

par J. Proust

 

 

 

Un savant irlandais, auteur d’un Traité de Dioptrique,  nommé William Molyneux, ami du philosophe John Locke, lui a posé la question suivante : “Supposez  un homme aveugle de naissance et maintenant adulte, accoutumé à distinguer par le toucher un cube d’une sphère faits d’un même métal et à peu près de la même grosseur, au point de pouvoir dire, au contact de l’un ou de l’autre, lequel est le cube et lequel la sphère. Supposez maintenant que le  cube et la sphère étant placés sur une table, la vue soit rendue à notre homme : on demande s’il pourrait par la vue seule, sans l’aide du toucher, distinguer entre les deux et dire lequel est le cube, lequel est la sphère.” [1] L’auteur de la question,  “pénétrant et judicieux”, propose une réponse négative à laquelle se rangera la majorité des philosophes. De l’avis de Molyneux et de Locke lui-même, il faut qu’une expérience simultanée de la vue et du toucher ait eu lieu pour que se produise l’association entre la sensation visuelle et la sensation tactile. Quelques minoritaires, comme Leibniz, ont défendu  une thèse plus modérée :  si l’on dit à l’aveugle-né opéré qu’il a devant lui un cube et une sphère, il saura les distinguer en raisonnant sur ce qu’il perçoit[2].

La réponse  positive à la question de Molyneux  s’appuie le plus souvent sur l’idée aristotélicienne selon laquelle il existe des “sensibles communs”, c’est-à-dire des qualités des objets perceptibles par plusieurs sens. Ainsi, le mouvement, le repos, la forme, la taille et le nombre sont des propriétés qui peuvent être appréhendées par la perception visuelle et tactile, tandis que la couleur, le son et la saveur ne le peuvent pas : ce sont des sensibles propres. L’une des façons d’aborder la question de Molyneux consiste ainsi à s’interroger sur l’existence de sensibles communs, ici, forme et nombre, qui permettrait à l’aveugle opéré de transférer à la vision la connaissance perceptive acquise par le toucher.

 

Avant d’entrer dans les diverses voies de réflexion ouvertes par la question de Molyneux, il faut remarquer que la manière dont elle a été formulée offre déjà matière à discussion. Elle soulève en effet au moins trois objections. Tout d’abord, le fait de s’intéresser à une sphère et à un cube pose la question de l’appréciation de la distance et de la profondeur, c’est-à-dire de la propriété d’objets perçus en trois dimensions ; or la question se pose déjà de savoir si l’aveugle opéré pourrait percevoir la distinction entre les formes bidimensionnelles correspondantes de carré et de cercle. Cette observation conduit  Diderot à reformuler la question de Molyneux à propos du carré et du cercle, version qui est souvent jugée plus claire.[3]

En second lieu, la question de Molyneux, telle qu’elle est initialement posée, ne fait nullement intervenir les circonstances particulières dans lesquelles l’aveugle-né est censé recouvrer la vue. La question est avant tout théorique  : elle concerne la faculté, chez  un sujet idéal pourvu d’une nouvelle modalité sensorielle, d’extraire du contenu sensoriel nouvellement appréhendé des conditions d’équivalence avec des contenus sensoriels déjà acquis ; et non les capacités observables ou rapportées d’un individu aveugle  singulier qui retrouve la vue à la suite, par exemple, d’une opération de la cataracte. Ainsi toutes les réponses à la question de Molyneux qui passent par l’analyse clinique ou l’introspection ajoutent-elles de nouvelles dimensions au problème proprement dit, en surchargeant ce dernier de questions touchant les conditions initiales du trouble (s’agit-il d’une cécité totale ou partielle ?) et les circonstances dans lesquelles le sujet est testé (le test doit-il être administré dès l’opération, ou quand le sujet a récupéré une vision suffisante ?). Ce qu’on sait aujourd’hui des processus maturationnels permet de douter qu’un sujet dont le système visuel n’aurait jamais été exposé à la lumière devienne capable de former une représentation visuelle “normale” du monde. Le fait que la vision ne soit alors pas pleinement acquise au cours de l'épigénèse, produisant un état de cécité corticale, ne constitue évidemment pas un élément de réponse à la question de Molyneux. Mais il permet de conclure qu’un aveugle opéré avec un succès complet n’était pas auparavant complètement aveugle ; et s’il a pu avant l’opération traiter en partie le signal visuel, il a pu être en mesure de former des ébauches de corrélations entre ses modalités sensorielles. Le sujet idéal qui passerait de la nuit absolue au jour complet est une fiction. Mais cette fiction mérite toutefois d’être explorée, si la question qui est posée est non pas empirique, mais  conceptuelle ou théorique.

Une troisième difficulté liée à la question de Molyneux consiste dans la question de savoir ce qui est testé par la consigne de la tâche proposée à l’aveugle opéré. On demande à ce nouveau voyant de dire quel est le cube, quelle est la sphère, parce qu’on suppose que s’il peut montrer correctement le cube (par exemple), c’est qu’il a acquis antérieurement un concept de cube indépendant de la modalité tactile. Cependant on a pu objecter qu’un tel test est beaucoup trop exigeant. Il est possible que la maîtrise des concepts spatiaux par un nouveau-voyant ne puisse se manifester de cette manière (c’est-à-dire sous forme d’une capacité directe d’identification ou de recognition) ; il est possible que cette maîtrise ne puisse être appliquée au couple sphère-cube qu’à l’issue d’une phase d’apprentissage au cours de laquelle un ensemble d’autres concepts spatiaux  -- différents de ceux qui sont à tester -- seront appliqués à des présentations visuelles (Levin, 1986).

 

Les difficultés que présente la formulation de la question par Molyneux ne diminuent en rien son intérêt. L’intrication des thèmes et des problèmes intermédiaires qu’elle oblige à poser constitue en effet un révélateur de distinctions et de questions emboîtées ou solidaires dans toute analyse des éléments de la perception. Dès l’abord, il convient de se demander si le développement de la question, voire la reconnaissance de sa pertinence, exigent comme l’ont cru les instigateurs du problème que l’on prenne parti sur le rôle de l’expérience dans la connaissance. Le problème passe-t-il vraiment par l’opposition entre les empiristes, qui reconnaissent que toute connaissance procède de l’expérience, et les innéistes, qui le nient[4] ? Nous allons voir qu’en fait, la réponse positive est tout aussi compatible avec l’empirisme que la réponse négative ; de même d’ailleurs qu’avec  l’innéisme.

  Locke introduit la question de Molyneux dans le contexte de la défense d’une thèse : celle selon laquelle “les idées de sensation sont souvent changées par le jugement”. “Sans qu’on le remarque”, dit-il, une impression sensible donnée - par exemple l’image d’un cercle ombré fournie à la rétine par une sphère   - se trouve transformée par l’apprentissage de l’influence de la forme des objets sur la réflexion lumineuse : le jugement instruit par l’habitude “modifie les apparences en direction de leur cause”. Ainsi, ce que l’expérience fournit, ce n’est pas seulement la sensation du cercle ombré, mais c’est la capacité d’associer à cette sensation bidimensionnelle la tridimensionalité de l’objet qui la cause.

Dans ce contexte, la question de Molyneux illustre l’incapacité supposée d’un homme dépourvu de toute habitude visuelle à former directement l’association  entre la sensation bidimensionnelle du cercle ombré et l’idée de surface convexe. Toutefois, la question de Molyneux contient, comme on l’a vu plus haut, deux questions distinctes : celle qui illustre le mieux le propos de Locke est de savoir si  l’aveugle opéré distingue visuellement un objet plat circulaire d’un objet sphérique.Une seconde question est de savoir si l’aveugle opéré peut discriminer visuellement deux  formes bidimensionnelles, comme un carré et un cercle.

Or sur ce second point,  Berkeley[5]  objecte que Locke aurait dû répondre par l’affirmative. En effet, argumente Berkeley, Locke considère que la vue “achemine vers nos esprits les idées de lumière et de couleurs qui sont particulières à ce sens seulement, et aussi les idées fort différentes d’espace, de figure et de mouvement” (II, 9, 9). Si la vision transmet les idées d’espace et de figure, l’aveugle qui a déjà exploré tactilement la forme carrée devrait être capable de la reconnaître visuellement. Même dans la version tridimensionnelle de l’épreuve, l’aveugle pourrait appliquer le concept de carré acquis tactilement aux faces du cube vues, et ainsi reconnaître à première vue le cube “limité par des surfaces carrées”. Si donc il y a une étendue spatiale commune à ce qui est vu et à ce qui est touché, il faut répondre positivement à la question de Molyneux.

On peut objecter à cette interprétation que Locke n’adopte pas la thèse que lui prête ici Berkeley. En fait, Locke considère que les “idées   d’espace, de figure et de mouvement” sont “bien différentes” des idées de lumière et de couleurs ; ce sont ces dernières  “qui appartiennent uniquement à ce sens”. Les idées d’espace, de figure et de mouvement, explique-t-il, ne constituent pas “les propres objets de la vue”, mais sont dérivées d’une habitude de juger d’une chose par une autre (soit de l’espace par la lumière et la couleur). (II, 9,9). C’est là une thèse assez proche de celle de Berkeley : le contenu spatial de la vision n’est pas directement accessible dès le premier regard sur le monde, mais exige que des connexions soient faites dans l’expérience entre les données de différents sens.

Ce qui rend toutefois plus radicale la réponse de Berkeley, c’est qu’il refuse de soutenir comme Locke que les idées que l’on forme des choses soient à leur ressemblance, et que les objets puissent causer des sensations en nous. Ainsi rien, dans l’ontologie de Berkeley,  ne vient remédier à l’hétérogénéité des modalités sensorielles. Il y a autant d’objets que de sens, et certains d’entre eux sont entièrement internes au sujet percevant ; “Nous ne voyons et ne sentons jamais un seul et même objet” (§ 49). Un objet vu ne s‘approche pas, ne recule pas. Ces dernières propriétés sont celles des objets du toucher.

Ainsi les objets perçus par la vue sont pour Berkeley “en vérité” ce qu’ils paraissent à l’aveugle opéré, soit “un nouvel ensemble de pensées ou de sensations, dont chacune est aussi proche de lui que les sensations de peine ou de plaisir, ou que les passions les plus intérieures de son âme” (1709, § 41). Si l’aveugle opéré ne peut pas reconnaître la sphère du cube, c’est parce qu’il est plus sensible à ce que tout le monde finit par ignorer, à savoir que “Les idées d’espace, d’extériorité et de choses placées à distance ne sont pas, strictement parlant, les objets de la vue”. Ce n’est donc ici aussi qu’à la faveur d’une coutume --née de l’observation de leur cooccurrence --, que les idées introduites par chacun des sens, quelque radicalement différentes  les  unes des autres qu’elles soient, passent pour les propriétés d’une seule et même chose. (§ 46)

Ainsi le point principal dont dépend la réponse à apporter à la question de Molyneux tient à l’existence d’un élément commun -- “idée d’espace et de figure”, ou information spatiale -- présent à la fois dans le cube touché et le cube vu. Ce point est en lui-même indépendant de la position adoptée quant à l’origine de cette idée. Certes on associe souvent à l’innéisme l’idée qu’il existe un mode de représentation qui ne dépend d’aucune modalité sensorielle particulière. Ainsi ce qui justifierait la réponse positive à la question de Molyneux consisterait à dire que l’aveugle opéré applique des concepts spatiaux innés, en eux-mêmes amodaux, et qu’en distinguant visuellement le cube de la sphère, le sujet se borne à mobiliser une représentation innée de leurs propriétés spatiales. Cependant, une  réponse analogue  peut également être fournie par le partisan empiriste de la doctrine des sensibles communs. Il est parfaitement compatible avec l’empirisme de soutenir que les différentes modalités sensorielles transmettent avec leurs moyens variés une même information spatiale concernant l’emplacement des objets dans le champ perceptif et leurs relations spatiales. L’idée d’amodalité enfin peut recevoir une interprétation dans laquelle elle est le produit d’un certain type de prélèvement et de traitement de l’information par des neurones qui réagissent préférentiellement à l’information plurimodale. Cette analyse reste neutre quant à la nature -expérientielle ou innée - de cette disposition.

Réciproquement, on peut imaginer qu’un innéiste considère que les modalités sensorielles correspondent à des capacités innées indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire sans relations conceptuelles : dans cette hypothèse, le voyant forme des représentations perceptives dans lesquelles il applique les concepts innés  visuels de lumière et de couleur, tandis que le non-voyant forme des représentations perceptives dans lesquelles il applique les concepts innés tactiles de forme, de texture et de température. Si ce philosophe soutient en outre, de manière  plausible, qu’un exercice est nécessaire pour que se manifeste la disposition innée à former un jugement sur l’expérience, cet innéiste doit répondre comme Locke de manière négative à la question de Molyneux.

 

Indépendamment de la prise de position sur l’origine des concepts spatiaux de localisation, de forme, de  figure etc., ce qui précède indique que la réponse à la question de Molyneux dépend des deux thèses conjointes suivantes :

a) les diverses modalités sensorielles portent-elles “intrinsèquement” (c’est-à-dire hors toute association intermodale) une information commune, par exemple spatiale ?

b) Le sujet peut-il s’en former une représentation unique et cohérente, soit par abstraction soit par une autre méthode ?

La réponse négative à la première question - réponse de Molyneux, Locke et Berkeley[6]- conditionne évidemment une réponse négative à la seconde. Cependant, on peut encore répondre négativement à la question de Molyneux en répondant positivement à la première question, mais en refusant d’admettre que le sujet puisse extraire et comparer convenablement l’information spatiale d’une modalité à l’autre. Enfin, on peut hiérarchiser les réponses positives à la question de Molyneux en fonction du caractère plus ou moins direct de l’accès à l’information spatiale d’une modalité à l’autre. Par exemple, la position de Leibniz dans Les Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, qui consiste à évoquer la propriété géométrique distinctive de la sphère relativement au cube (l’absence de “points distinctifs” ou singularités), passe par le jugement ; on peut imaginer une réponse qui consiste à postuler l’existence d’une disposition perceptive immédiate, non inférentielle, à reconnaître une sphère et un cube - sans restreindre l’exercice comme le propose Leibniz  à reconnaître une sphère d’un cube.

 

Sensation, perception, jugement

 

La manière dont Locke et Berkeley ont abordé la question de Molyneux conduit  à réfléchir sur l’existence des sensibles communs. Mais elle tend aussi à occulter d’autres distinctions conceptuelles qui tiennent une place au moins aussi importante dans la réponse.  En particulier, parlant d’“idées suggérées par les sens à l’esprit”, nos auteurs ont tendu à confondre le niveau de la sensation et celui de la représentation perceptive, en laissant également dans le vague la question du caractère - sensoriel ou conceptuel - de l’idée d’espace. Il convient donc de procéder à la distinction entre les divers niveaux d’analyse qu’implique la question de Molyneux.

Premièrement, l’aveugle qui ouvre les yeux sur le monde est censé avoir un ensemble de sensations ou d’impressions qualitatives de couleur, de forme, statiques ou en mouvement. Ces sensations proprement visuelles sont associées  aux sensations simultanées appartenant à d’autres modalités, comme l’ouïe, l’odorat , le toucher ou la proprioception. L’ensemble de ces sensations ou contenu sensationnel (Peacocke, 1983) constitue l’expérience du sujet à un moment donné.

Mais le sujet percevant ne perçoit normalement pas des taches de couleur ou des formes en mouvement : il perçoit les objets, les situations globales, les événements qui se produisent devant lui. En d’autres termes, la perception a un contenu représentationnel. Elle présente le monde comme ayant telle ou telle propriété.  La perception suppose donc l’application de concepts, comme les concepts spatiaux de sphère et de cube, ou les concepts classificatoires (percevoir un chien). Mais le contenu représentationnel a deux autres traits fondamentaux soulignés par Peacocke : il concerne le monde extérieur au sujet percevant, -- ce qui fait que le contenu peut être vrai ou faux --, et il est “intrinsèque à l’expérience”, en ce sens que  la phénoménologie de l’expérience - son aspect proprement qualitatif - représente le monde avec telle ou telle propriété.

Le jugement doit enfin déterminer si le monde possède bien les propriétés que la perception lui accorde : le jugement statue sur la valeur représentationnelle de la perception : est-ce un chat que je perçois sur le canapé, ou  un vêtement sombre ? Ce palmier est-il réel ou peint en trompe-l’oeil ?

Cette tripartition fait apparaître que la question de Molyneux peut porter sur le contenu sensationnel, sur le contenu représentationnel, ou sur le contenu de jugement. Plus grave,  il se peut qu’il n’y ait pas de liens univoques entre ces divers contenus. Examinons le cas du contenu représentationnel : dépend-il  des caractéristiques modales du contenu sensationnel ? Berkeley et Locke ont appuyé leur réponse négative à la question de Molyneux en  concluant de la différence entre les sensations visuelle et tactile à l’incapacité de l’aveugle opéré à appliquer le concept de sphère d’une modalité sensorielle à l’autre. Toutefois, l’existence de systèmes de substitution sensorielle (comme le SSTV de Paul Bach-Y-Rita, décrit plus bas ch. 3 et 9) montre que la sensation modale ne forme pas nécessairement le support exclusif de l’information perceptive de la même modalité. On appelle perception visuelle toute perception qui traite une information visuelle, que celle-ci soit reçue par la rétine et le système cortico-visuel, produisant ainsi des sensations visuelles, ou par une caméra-vidéo qui, liée à un dispositif particulier, produira chez le sujet des sensations tactiles. La spécificité modale des sensations visuelle et tactile n’interdit donc pas de penser qu’elles peuvent coïncider d’une manière qui ne doit rien à l’éducation de l’une par l’autre

 

Une brèche est ainsi ouverte dans la stratégie des “négateurs”, qui invite à pousser plus loin l’avantage : y-a-t-il  dans le contenu sensationnel, ou dans le contenu représentationnel de la perception, des caractéristiques qui permettent d’en extraire des universaux transmodaux ? L’un des moyens qui permet l’extraction de l’information spatiale présente dans les diverses perceptions modales - tactile et visuelle, par exemple - consiste à former une représentation de la localisation égocentrique du stimulus, c’est-à-dire une représentation de la disposition des objets perçus relativement au corps propre. Cette représentation égocentrique, même si elle permet la formation d’un jugement mettant en jeu des concepts égocentriques, n’implique pas nécessairement la possession de ces concepts (Evans, 1985, 388)[7].  Il reste alors à savoir comment se construit cet espace égocentrique unique face à la diversité des présentations sensorielles.

De nombreux auteurs contemporains, tels qu’Evans ou Peacocke, font ici appel à l’espace du comportement. En effet l’information spatiale présente dans un état sensoriel se manifeste dans le comportement, en ce sens qu’elle se présente essentiellement comme une disposition à agir. L’une des réponses à la question de Molyneux consiste ainsi  à dire que ce qui permet de généraliser les concepts spatiaux applicables à un sens - comme la forme touchée - à un autre - comme la forme vue, réside dans l’unité de l’espace du comportement.  Nous verrons toutefois que cette manière de justifier l’unicité de l’espace par le rôle médiateur de l’espace égocentrique  dans le comportement reste sujette à discussion. 

 

 

 

 

Plan de ce livre

 

Cet ouvrage se propose d’explorer trois des niveaux de réflexion impliqués dans la réponse à Molyneux. Le premier niveau a trait à la question des qualia : sont-ils susceptibles d’avoir une valeur représentationnelle, et si oui, que représentent-ils ? Un quale provoqué par un cube touché a-t-il une valeur représentationnelle identique à celui d’un cube vu ? Le second niveau s’intéresse au statut de l’espace comme sensible ou perceptible commun ; est-il l’objet d’une perception directe, est-il donné avec la sensation, avec l’action, est-il construit relationnellement ? Le troisième niveau de réflexion puise enfin dans les travaux expérimentaux et les réflexions théoriques développées à partir de la recherche psychologique et neurophysiologique autour de l’intermodalité.

 

I - Les qualia  représentent-ils le monde ?

 

On l’a vu plus haut, la question de Molyneux suppose que l’on prenne position sur l’existence de sensibles communs, c’est-à-dire de propriétés qui soient accessibles à plus d’une modalité sensorielle, ou à plus d’un canal informationnel. Une même propriété peut-elle être représentée par des qualia différents ? Si oui, comment ces qualia différents peuvent-ils néanmoins être perçus comme représentant la même propriété ? Une réponse convenablement argumentée à la question de Molyneux passe donc par l’examen de la nature des qualia, ces états mentaux qui constituent les caractéristiques subjectives, qualitatives, de l’expérience perceptive, comme le quale de forme tactile, ou le quale de forme visuelle. Le quale est en tant que tel un “éprouvé”, “un effet que cela fait” d’avoir l’expérience, selon l’expression de Thomas Nagel (Nagel, 1974).

Il y a deux grands types de théories des qualia. Un premier type de théorie voit dans les qualia des propriétés qui permettent d’appréhender des objets, de présenter le monde avec certaines qualités, en d’autres termes, de représenter le monde ; en relève par exemple la théorie qui soutient que les qualia sont les qualités phénoménales des objets perçus, par exemple la couleur telle qu’elle nous apparaît, la forme, etc. par opposition à leurs propriétés réelles (les propriétés de l’objet qui causent en partie les propriétés phénoménales).  Un second type de théorie considère au contraire que les qualia n’ont aucune pertinence intentionnelle ou représentationnelle ; les qualia sont alors définis en termes purement sensoriels.

François Clémentz relève les difficultés inhérentes à chacun des types de théories, et défend l’idée qu’un quale constitue un  “mode de présentation perceptif” (sur le modèle où, selon Frege,  le sens d’un terme singulier est un mode de présentation de l’objet qui en est la référence). On peut penser soit que les qualia de sphère touchée et de sphère vue sont deux modes de présentation distincts d’un même objet, cette balle ; soit qu’ils sont des modes de présentations (distincts) de propriétés subjectives, la forme tactile  sphérique  et la forme visuelle sphérique - que l’on peut considérer soit comme identiques  (il s’agit de la même forme), soit comme différentes (la forme visuelle est distinguée de la forme tactile : les propriétés phénoménales diffèrent pour une même propriété réelle de sphéricité). La théorie que recommande Clémentz est une théorie “quasi-intentionnelle” qui tend à chercher un compromis entre ces deux dernières interprétations du mode de présentation perceptif. François Clémentz défend l’idée que les qualia contribuent  à déterminer l’aspect ou le mode sous lesquel les propriétés de l’objet perçu apparaissent au sujet percevant, et à ce titre, font partie du contenu représentationnel de l’expérience perceptive. Sa façon de répondre à la question de Molyneux consiste à dire que deux types d’expérience subjectivement dissemblables peuvent néanmoins constituer des modes de présentation différents des mêmes objets.

 

L’un des problèmes auxquels se heurte la théorie représentationnelle des qualia,  selon laquelle le contenu descriptif d’un quale -- l’effet que cela fait de voir un carré, par exemple --, est entièrement déterminé par la propriété physique perçue - la forme carrée--, est qu’on ne peut plus expliquer ce qui fait la différence entre voir et toucher un carré.  Roberto Casati examine à son tour ce problème dérivé de la question de Molyneux.

Roberto Casati s’intéresse à deux manières d’identifier les qualia qui ne supposent pas une analyse fonctionnaliste (soit une explication des qualia par leurs liens avec une entrée perceptive, une sortie comportementale, et d’autres états mentaux). Ces deux approches s’efforcent de neutraliser l’hypothèse de l’inversion spectrale. La première, illustrée par Clark (1993), consiste à ancrer les qualia à des positions dans des espaces de qualia,  (c’est-à-dire d’ensembles de qualia sur lesquels et définie une structure relationnelle de ressemblance). Casati évalue ce que l’on gagne à identifier les qualités sensorielles à des régions d’un espace de qualia. Il montre que même si l’on peut donner à cette structure une interprétation neurophysiologique, elle ne permet pas de faire face aux possibilités d’inversion spectrale.  La seconde,  illustrée par Dretske (1995), consiste à ancrer les qualia dans les propriétés représentées. Casati montre que cette théorie  ne permet pas d’expliquer “quel effet cela fait” d’avoir le quale correspondant. Casati conclut que, même si le “résidu” qui forme la spécificité d’un quale  peut en partie s’expliquer par la spécificité d’un canal informationnel, on ne peut combler le fossé entre la caractérisation qualitative et les approches fonctionnaliste, physicaliste, neurophysiologique ou phénoménologico-structurale.

 

Dans la version classique de la question de Molyneux, l’aveugle-né a à distinguer une sphère d’un cube. Dans la version du système de substitution visuo-tactile (SSVT) inventé, et ici commenté par Paul Bach-y-Rita, l’aveugle-né doit utiliser des sensations tactiles  pour distinguer à distance non seulement une sphère d’un cube, mais tout autre élément de son champ perceptif “visuo-tactile”. Le fait remarquable est que des sensations tactiles portent une information visuelle, car dans le cas de l’utilisation du SSVT comme dans celui de la vision ordinaire, l’information qui arrive au sujet est l’information sur les objets véhiculée par la lumière ; et dans les deux cas cette information est présentée et extraite d’une manière analogue, en orientant activement ses récepteurs (yeux, caméra) avec plusieurs degrés de liberté (tête/tronc/corps ; mains/bras/corps). Puisque les sujets aveugles reçoivent la même information que celle qui cause la vision chez le voyant, et puisqu’ils sont capables de donner des réponses semblables, on n’a guère d’autre choix que d’admettre qu’ils voient : ce sont les mêmes  propriétés invariantes des objets qui sont extraites par le moyen de la vision normale ou de la vision “tactile”.

Paul Bach-y-Rita remarque que, pour les aveugles opérés comme pour les utilisateurs du SSVT, surgit un problème inattendu ; les sensations nouvelles sont dépourvues de qualité affective ; par exemple le visage  de personnes aimées ne transmet  aucun message émotionnel. Bach-y-Rita utilise pour sa part le terme de quale  pour désigner exclusivement cette composante affective présente dans la sensation ; quoique l’aveugle voie désormais, et quoiqu’en un sens il ait des sensations et une perception, cette expérience  nouvelle ne fait “aucun effet” émotionnel au sujet ; une telle  absence de qualia (au sens  étroit de qualité affective), selon Bach-y-Rita, pourrait s’expliquer par l’absence du contexte culturel et émotionnel qui, dans les conditions normales de maturation, charge de sens l’expérience du monde dans une modalité particulière.

 

 

II Unicité de l’espace, objectivité et intermodalité.

 

 Une autre façon d’aborder la question de Molyneux consiste à s’intéresser à la capacité de transférer d’une modalité à l’autre l’application de concepts non plus de forme, mais de localisation. Cette stratégie se justifie du fait que, comme on l’a vu, l’espace du comportement paraît fournir la condition de l’unité des espaces sensoriels. Une région du champ visuel est-elle perçue à travers un mode de donation sensoriel particulier, ou bien peut-elle être directement accessible ? Jérôme Dokic défend l’idée selon laquelle les relations spatiales accessibles au sujet percevant sont amodales, en ce sens qu’elles ne sont pas internes à une modalité sensorielle spécifique (contrairement aux affirmations de Locke et de Berkeley). Le sujet a accès à des relations de distance (proximité, éloignement) dont les termes peuvent être, par exemple,  un élément vu et un élément touché. Le fait même que le champ visuel soit orienté, possède un haut, un bas, une droite, une gauche, un avant- et un arrière-plan, indique à son avis que certaines relations doivent être amodales. Dokic modifie  la théorie de Gareth Evans selon laquelle le sens des expressions égocentriques est donné par les dispositions à l’action d’un sujet, en montrant que l’utilisation des expressions égocentriques dépend de la fixation antérieure de directions dans le champ perceptif à l’aide de déictiques non égocentriques, tels que “cette position”. L’argument central qu’il utilise consiste à dire que les relations spatiales sont directement accessibles au sujet percevant, et ne sont pas présentées sous un certain mode de présentation. Ainsi Dokic propose-t-il de répondre positivement à la question de Molyneux appliquée à la localisation, sans toutefois faire intervenir la notion d’espace égocentrique.

 

L’une des composantes de la question de Molyneux consiste dans la question de savoir à quelles conditions le sujet percevant est  capable de former une représentation de ses perceptions comme extérieures à lui. Un négateur radical comme Berkeley argumente que le sens visuel ne fournit pas au sujet percevant les ressources nécessaires pour former une telle représentation. L’aveugle opéré ne pourrait donc identifier dans son expérience des objets du monde. Joëlle Proust s’interroge sur les conditions qui permettent à un sujet percevant d’avoir une telle expérience “objective” du monde. Elle se propose de montrer que, quelles que soient les modalités où elle s’effectue,  l’expérience perceptive porte une information dont dépend l’objectivité de l’expérience : il s’agit de l’information portant sur les conditions de cohérence des allocations de position dans le champ perceptif. Cette information peut être exploitée par un système perceptif capable de relever les incohérences éventuelles entre l’information locale portée par deux modalités (au moins), et de remédier à ces incohérences par la recalibration des entrées perceptives  de manière réglée et fiable. L’interprétation proposée de la recalibration conduit à reconnaître à l’aveugle opéré une compétence  à l’objectivité dans toute modalité sensorielle, et non pas dans le seul toucher, comme le pensait Berkeley.

 

 

III Nouveaux éclairages

 

La question de Molyneux implique la question de savoir si l’information spatiale tactile acquise peut être transférée à une situation dans laquelle seule une information visuelle du même objet est disponible. On appelle “transfert intermodal” la situation expérimentale ou clinique dans laquelle une telle capacité se trouve mise en oeuvre par un sujet. Toutefois cette expression évoque une situation dans laquelle des modalités sensorielles distinctes échangent des informations. Il est toutefois possible, comme on l’a vu, que l’information puisse être obtenue directement, et soit en elle-même amodale. Les philosophes du dix-huitième siècle ont défendu l’idée que l’association entre des idées sensibles sans caractéristiques communes était produite par apprentissage: le toucher déterminait l’idée d’espace, qui se propageait ensuite aux autres sens. Il est intéressant de se tourner vers les psychologues développementalistes pour savoir si un bébé, qui n’a aucune expérience bimodale de la forme des objets, est néanmoins déjà capable de “transférer” d’un sens à l’autre, et en particulier du toucher à la vision et réciproquement, l’information obtenue dans une seule modalité sensorielle.

Les travaux d’Arlette Streri contribuent à éclairer cette question en soumettant des bébés de deux mois à des tâches de reconnaissance visuelle d’objets d’une certaine forme qu’ils ont pu manipuler sans les voir. Les bébés testés ont effectivement manifesté leur familiarité avec l’objet manipulé en le regardant moins longtemps que ne le faisaient les sujets pour qui l’objet était nouveau. Pour savoir s‘il s‘agit ici de transfert intermodal ou de perception amodale, Arlette Streri a effectué l’expérimentation réciproque sur des groupes de bébés d’âge différent , et observé des relations variables entre toucher et vision. Comment expliquer l’absence de réversibilité (entre toucher et vision) du transfert à deux et cinq mois ?

L’explication apportée à  cette question consiste à distinguer un concept spatial non simultané -- l’information tactile successive -- d’un concept simultané -- l’information visuelle simultanée, qui seule fournit une représentation structurée de l’objet : l’enfant pourrait plus facilement passer de la représentation mal structurée (tactile) à la représentation structurée (visuelle) que l’inverse. Les travaux d’Arlette Streri permettent également de mettre en évidence le rôle du mouvement exercé sur l’objet pour former une représentation de ce qui est exploré tactilement, et non des propriétés proprement tactiles de l’objet. Ses recherches  sur le bébé permettent ainsi de donner un réponse positive, mais qualifiée, à la question de Molyneux.

 

Ce sont des considérations neurophysiologiques. qui conduisent Yves Rossetti à donner raison à ceux qui, comme Locke et Berkeley, ont défendu l’hypothèse de l’incommensurabilité entre les différentes modalités. Il est vain selon lui de chercher quelque élément commun aux différents signaux utilisés dans les diverses modalités pour interpréter la position de la main : signaux de convergence et d’accommodation rétiniennes, de position des yeux et de la tête, signaux vestibulaires, signaux proprioceptifs d’étirement cutané, de tensions musculaires, etc. Le problème n'est plus de savoir si les perceptions proprioceptives et tactiles peuvent être transférées à la vision en l'absence d'expérience associée de ces deux modalités sensorielles, (pour Rossetti, cette question doit définitivement recevoir une réponse négative) mais de savoir comment les informations simultanément issues de différentes modalités peuvent être intégrées et mises en coïncidence, afin de rendre possible une action dans un espace physique unique, régi par le principe selon lequel les objets n’occupent à chaque instant qu’une seule position.

L’une des façons d’étudier cette mise en coïncidence est de perturber les entrées perceptives dans une modalité sensorielle. Cette perturbation se produit naturellement, au cours de la croissance ; elle peut aussi être produite artificiellement, par exemple par le port de lunettes prismatiques  ou par vibration des récepteurs tendineux. On observe alors que l’organisme perturbé utilise l’information multimodale pour surmonter le conflit quant à la localisation du stimulus. L’adaptation  est le mécanisme grâce auquel s’effectue ce réalignement entre des systèmes récepteurs distincts pour supprimer la discordance entre les informations spatiales. Les résultats expérimentaux permettent selon Rossetti de montrer le rôle fondamental de l'expérience motrice dans la mise en correspondance des modalités sensorielles. Ils enseignent également que l'unicité de l'espace phénoménologique n'est pas le fait d'une représentation spatiale unique existant dans le cerveau, mais résulte de la coordination de multiples systèmes perceptifs et perceptivo-moteurs spécialisés.

Une autre façon d’étudier l’intégration entre des modalités différentes consiste à provoquer un conflit spatial entre des signaux visuels et auditifs en laboratoire en manipulant une situation de ventriloquisme. La recalibration, déjà observée chez les porteurs de lunettes prismatiques, se produit ici encore quand certaines propriétés gestaltistes propices à l’appariement entre les signaux intermodaux sont présentes. Monique Radeau  montre que deux principes président à l’appariement suivi de recalibration : le principe (temporel) de destin commun (les signaux sont approximativement synchrones) et le principe de proximité spatiale. Ces principes fonctionnent à un niveau préconceptuel et semblent indépendants de la connaissance par le sujet du contexte de son expérience sensorielle. L’auteur montre que la recalibration peut s’expliquer neuronalement par l’existence de neurones multimodaux   répondant de manière multiplicative à la présence d’une stimulation bimodale.  Les données développementales tendent à montrer que les intégrations intermodales apparaissent très tôt, ce qui, pour Monique Radeau, va dans le sens des théories différenciatives (selon lesquelles les sens se développent en se différenciant progressivement à partir d’un fonctionnement initialement intersensoriel, à la fois dans la phylogénèse et dans l’ontogénèse). Monique Radeau explore l’organisation neuronale responsable de cette différenciation, et rapporte les conséquences de la sur-stimulation sensorielle sur le traitement sensoriel unimodal chez l’embryon : les études menées sur l’anmal montrent qu’il existe des influences intersensorielles dès avant la naissance. Les effets sur un système sensoriel de la privation ou de l'excès de stimulation dans un autre système sensoriel, ainsi que l'existence de connexions transitoires entre les différent systèmes sensoriels, constituent pour l’auteur des arguments très convaincants en faveur de l'union des sens à la naissance. Monique Radeau  offre donc elle aussi une réponse positive nuancée à Molyneux.

 

 

 

 

IV Epilogue

 

Elisabeth Pacherie conclut ces travaux en exposant l’analogie entre la question de Molyneux dans sa version classique et celle que permet de poser l’existence de dispositifs de substitution sensorielle, tels que le système de substitution visuo-tactile de Paul Bach-y-Rita. Elisabeth Pacherie tire les leçons philosophiques de l’existence et de la réussite du SSVT : la perception d’une modalité n’est pas asservie aux sensations de cette modalité. S’il n’existe pas de sensible commun, il existe peut-être des perceptibles communs qui permettent de répondre positivement à Molyneux. Elisabeth Pacherie s’intéresse à ce que ce perceptible commun doit à la composante exploratoire et motrice de la perception. Des invariants spatiaux sont en effet détectables dans la structure dynamique des stimuli, structure identique à travers les modalités quand il s’agit des propriétés du même objet ou de la même cible d’action. Complétant Gibson par Poincaré, Pacherie a l’idée d’appliquer le concept de compensation de Poincaré et sa conception d’un espace résultant des propriétés formelles d’un groupe de déplacement comme la forme commune de l’information recueillie entre les modalités. C’est donc de l’opération des mécanismes de compensation que dérive la notion intégrée d’espace que nécessite l’action.

 

 

 

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Références

 

 

BERKELEY, G., (1709 [1985]),  Nouvelle théorie de la vision, in Oeuvres,  t. 1, éd. G. Brykman, Paris, Presses Universitaires de France.

 

CLARK, A. (1993), Sensory Qualities,  Oxford, Oxford University Press.

 

DRETSKE, F., (1995), Naturalizing the Mind, Cambridge,
MIT Press.

 

EILAN, N., (1993), Molyneux's question and the idea of an external world,  in  N. Eilan, R. McCarthy @ B. Brewer (eds.), Spatial Representation, Oxford, Blackwell.

 

EVANS, G. (1985), “Molyneux’s Question”, in Collected Papers, Oxford, Clarendon Press, pp. 364-399.

 

GRICE, P., (1962), “Some remarks about the senses”, in Studies in the Way of Words, Cambridge, Harvard University Press, 1989, pp. 248-268.

 

LEIBNIZ, G. W, (1765,[1966]), Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain,  Paris, Garnier-Flammarion.

 

LEVIN, J., Could love be like a heatwave ? Physicalism and the subjective character of experience, Philosophical Studies, 49, 2, 1986, 245-261.

 

LOCKE, J., (1729[1994]), Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain,  trad. par P. Coste, Paris, Vrin.

 

MACKIE, J.L., (1976), Problems from Locke, Oxford, Clarendon Press.

 

MORGAN, M. J., 1977, Molyneux’s Question, Cambridge : Cambridge University Press.

 

NAGEL, T., (1974), “What is it like to be a bat ?” in Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979 ; trad. fr. par P. Engel et  C. Tiercelin-Engel, Paris, PUF, 1983.

 

PEACOCKE, C., (1983), Sense and Content. Experience, Thought and their Relations, Oxford, Clarendon Press.

 

PEACOCKE, C., (1992), A Study of Concepts, Cambridge,  MIT  Press.

 

STEIN, B.E. & MEREDITH, M.A., 1993, The Merging of the Senses, Cambridge, MIT Press.

 

 



* Je remercie Elisabeth Pacherie et Yves Rossetti pour leurs commentaires sur une version antérieure de cette présentation.

[1] Locke, (1689-[1960]), II, IX, § 8.

[2] Leibniz, 1765, IX, 8.

[3] Cf. Evans (1985), p. 365. Mackie (1976, p. 30) estime que c’est à la version tridimensionnelle que Locke répond par la négative ; Evans (1985) donne tort à Mackie : c’est par l’usage  que, selon Locke, on est conduit à passer de la lumière et la couleur, données par la vision, aux idées d’espace, de figure et de mouvement. Il n’est pas sûr que la tâche bidimensionnelle soit plus simple que la tâche tridimensionnelle pour un aveugle familiarisé avec la représentation volumétrique des objets. Voir ci-dessous les remarques d’Arlette Streri, chapitre 6.

[4] Comme le soutient par exemple Morgan (1977).

[5] Cf. Berkeley (1709), § 133.

[6] Berkeley est le seul qui s’efforce de fournir une démonstration complète de la fausseté de chacune des deux thèses : il montre qu’il n’existe pas d’étendue abstraite (l’étendue est toujours relative au toucher), puis qu’il n’existe pas d’”idées communes aux deux sens”. (1709, § 127)

[7] Il suffit qu’elle s’opère sur la base de contenus protopropositionnels (voir Peacocke, 1992, ch. 3).