L’espace, les sens et l’objectivité * .

in  Perception et intermodalité, approches actuelles de la question de Molyneux,  (  J. Proust ed. ),  Paris, PUF, 1997, pp. 125-159.

 

Joëlle Proust

Ecole Polytechnique, CREA

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 Le lien entre espace et objectivité est si ancré dans nos habitudes de pensée que beaucoup de philosophes vont “d’objectif” à “extérieur” sans même remarquer leur pétition de principe. (Evans, 1985, 249)

 

 

L’un des problèmes classiques  de la philosophie et celui de l’objectivité de la connaissance. Comment distinguer, de manière justifiée, l’existence d’une expérience de l’existence de l’objet de cette expérience ? Quelles sont les conditions conceptuelles auxquelles nous pouvons affirmer qu’une représentation porte sur un objet, une propriété ou un événement du monde objectif plutôt que sur les sensations ou l’expérience d’un sujet ?

Lorsque nous abordons le problème de l’objectivité dans les termes du sens commun, nous utilisons généralement une métaphore qui mêle le spatial et le fonctionnel : la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de la tête (ou, parfois, de l’organisme ou du “système”) permet à peu de frais de donner corps à l’opposition du subjectif et de l’objectif. La métaphore montre ses limites dès que l’on s’intéresse par exemple, à l’anatomie du cerveau, propriété interne mais objective. Le cas des hallucinations, qui paraissent être des états du monde, mais sont imputables au seul sujet percevant, constitue une objection symétrique.

De nombreux philosophes, au premier rang desquels Kant, ont essayé de dépasser le sens commun en recherchant le fondement de l’objectivité.  Le philosophe naturaliste contemporain peut puiser dans cette  longue tradition, tout en cherchant de nouveaux thèmes d’inspiration dans les travaux scientifiques de son temps. Le présent travail toutefois se donne une contrainte supplémentaire, en s’intéressant à la construction de l’objectivité préconceptuelle, là  où la perception trouve son unité propre indépendamment d’un jugement. Nous nous efforcerons donc de découvrir s’il existe une relation constitutive entre la capacité de localiser un objet dans l’espace et celle de l’appréhender comme distinct de l’expérience  qu’on en a. L’espace comme dimension de l’expérience est-il condition nécessaire, est-il condition suffisante de l’objectivité ? Notre enquête s’effectuera en trois temps. D’abord, nous tenterons de dégager les conditions informationnelles qui doivent être présentes dans le champ de l’expérience sensorielle d’un sujet pour que puisse s’en dégager les conditions d’une représentation d’objet indépendant de l’expérience (section I). Ensuite, nous devrons tenter de découvrir la ou les compétences qui doivent caractériser un sujet capable d’exploiter ce type d’information. La section II se donne pour objet d’examiner un certain nombre de candidats potentiels, ce qui fournira l’occasion de recenser les  conditions d’adéquation à retenir dans le choix final. La section III exposera enfin la solution proposée.

 

I

 

Peter Strawson suggère que la possession de concepts spatiaux forme  la condition nécessaire et suffisante de la représentation d’objets indépendants de l’expérience. Strawson cherche à établir ce qui, dans l’espace sonore, détermine la possibilité de la perception d’un monde objectif ; et il identifie cette condition dans l’existence d’une relation entre des séries sonores telle que l’apparition d’un signal propre à l’une est contrainte par l’organisation sérielle de l’autre. Son argument consiste à dire qu’un sujet qui serait plongé dans une expérience purement auditive, c’est-à-dire à son sens dépourvue d’information spatiale, ne pourrait identifier des particuliers objectifs - c’est-à-dire des éléments discrets sur lesquels porte l’expérience auditive - que pour autant que l’expérience auditive en question comporte des caractéristiques relationnelles quasi-spatiales. 

Revenons sur la démonstration de Strawson. Pour que l’expérience de pensée de Strawson soit efficace, il lui faut disposer d’un mode d’accès perceptif aux objets qui n’implique pas nécessairement des représentations spatiales. Il considère que l’ouïe remplit cette condition[1] : à son avis, les signaux auditifs ne portent une information spatiale que parce qu’ils ont été durablement associés à l’expérience visuelle des mêmes stimuli. “Un concept purement auditif de l’espace est une impossibilité” (1973, p. 73). On peut opposer à cela que la disparité binaurale permet de localiser un événement dans l’espace péripersonnel. Mais cet argument est dans le présent contexte sans pertinence : il ne s’agit pas pour le moment d’identifier la nature de l’information qui peut être communiquée par l’ouïe, mais de supposer que soient remplies les conditions idéales dans lesquelles toute information spatiale est absente du son entendu. Rappelons que l’objectif d’une expérience de pensée n’est pas de préparer à une expérimentation de laboratoire, mais de déployer un raisonnement sur un ensemble de prémisses dont le caractère idéal est explicitement admis. On concèdera à Strawson qu’un sujet pourrait n’avoir accès qu’à de l’information  auditive non spatiale, si le sujet porte un casque neutralisant la disparité binaurale.

Un sujet dont l’expérience serait ainsi limitée pourrait-il avoir la représentation d’objets indépendants de son expérience ? La première étape de l’analyse commence par montrer que l’idée d’objectivité suppose l’idée de particuliers réidentifiables ; car réidentifier un particulier implique que le particulier n’ait pas cessé d’être le même pendant qu’il n’était pas observé. Peut-on réidentifier des particuliers sonores ? Strawson s’emploie à distinguer à quelles conditions une telle réidentification peut se produire : il faut que nous puissions nous représenter des sons non entendus, existant simultanément. Strawson imagine qu’un tel “agencement systématique en série” est possible si l’expérience auditive a un certain type de multiciplité.

Pour bien comprendre l’exemple, il faut se représenter un poste de radio à l’ancienne, avec des stations qu’on peut atteindre en tournant un bouton, produisant ainsi un sifflement de hauteur variable ; ce sifflement, non voulu par le constructeur, covarie avec la progression d’une fréquence à l’autre. Cette expérience réduite à son élément sonore comporte deux variables. D’une part le sujet (que nous appellerons, à la suite d’Evans, “Hero”) entend ce que Strawson appelle le “maître-son”, soit  un sifflement continu dont le timbre et l’intensité sont constants, mais dont la fréquence varie  ; d’autre part, il entend d’autres sons et suites de sons discrets d’intensité variable - les émissions radiophoniques des différentes stations, que nous appellerons “sons asservis”. Ces deux séries sonores ont une propriété essentielle : elles covarient. Par exemple, la suite de sons discrets a une intensité croissante ou décroissante selon l’évolution du maître-son vers les hautes et les basses fréquences. Le critère qui permet de déterminer s’il s’agit bien de la même suite particulière de sons, dont on entend maintenant la suite, par opposition à une suite particulière de même type mais numériquement distincte, est d’utiliser conjointement la dynamique du signal du maître-son et celle du son asservi. Voici une condition, qui selon les termes de Strawson, est persuasive sinon contraignante[2] : Si un son asservi A se fait entendre chaque fois que le maître-son repasse en L, alors A est un particulier réidentifiable. Si A est produit quand le maître-son monte ou descend à des hauteurs variables distinctes de L, alors A ne sera pas un particulier réidentifiable, mais une collection de particuliers du même type (Strawson, 1973, p. 85). Par exemple, le même discours du président Coty peut être entendu sur Europe I et sur Radio-Luxembourg, mais le discours entendu ici et là n’est pas la même occurrence d’événement sonore ; il s’agit de deux événements sonores de même type. Bien entendu, Hero ne peut jamais comparer directement deux sons asservis par leurs propriétés sonores présentes, puisque le fait de suivre la dynamique du maître-son implique que le sujet ne puisse jamais entendre que les éléments successifs d’une série. La seule manière dont il puisse réidentifier des séries comme formant un particulier sonore consiste à s’appuyer sur les relations entre les  séries de sons. Il faut et il suffit qu’une des séries domine l’apparition de l’autre pour que le sujet auditif ait les moyens de dissocier des expériences auditives qualitativement identiques de particuliers auditifs numériquement différents.

Cette hypothèse peut être généralisée. La capacité de former des représentations objectives du monde dépend de la capacité de former des perceptions distinctes  comme portant sur le même objet, c’est-à-dire sur une capacité réidentificatrice. Voici comment généraliser l’hypothèse :ce qui permet la réidentification, c’est que les perceptions du même particulier obéissent à certaines contraintes :  comme la hauteur du maître-son contraint ce qui peut figurer en un même emplacement, un type donné d’information, “l’information-maître” (quelle qu’elle soit : modalité dominante, ou dimension informationnelle particulière) peut garantir que deux perceptions sont d’un seul et même objet ou événement. C’est pour notre part l’un des enseignements essentiels que nous retiendrons de l’expérience de pensée du monde sonore de Strawson.

 

Toutefois, comme l’a montré Evans (1985), l’argumentation de Strawson comporte un certain nombre de difficultés.  Evans conteste le choix-même de l’illustration de l’argument par le maître-son. Si le sujet peut réidentifier les particuliers de son expérience grâce à l’association constante entre une fréquence du maître-son et celle d’un son asservi, l’ordre de présentation des sons devient non pertinent ; mais si l’aspect ordonné, “quasi-spatial”, des fréquences du maître-son est superflu, Strawson n’a pas démontré que l’espace (ou un  analogue) est une condition nécessaire de la réidentification, et donc de l’objectivité.

En outre, remarque Evans, l’exemple du maître-son présente deux inconvénients majeurs. D’une part, le système relationnel du maître-son est  radicalement différent du système spatial  : revenir au même emplacement du maître-son ne veut pas dire retrouver le même élément d’expérience - mais revenir à un élément qui est avec un élément précédent dans un rapport unitaire de plus haut niveau (être dans une même séquence sonore). D’autre part, ce monde est essentiellement phénoméniste, et loin d’avoir obtenu la discrimination subjectif-objectif, ou expérience-objet d’expérience, l’illustration paraît compatible avec une interprétation qui ne conserve qu’une ontologie qualitative (Evans, 1986, p. 253). Alors qu’une ontologie “objective” consiste en événements ou particuliers numériquement distincts et indépendants du sujet percevant, une ontologie qualitative est compatible avec un point de vue solipsiste où le monde se réduit aux seules expériences du sujet. Or dans le monde sonore de Hero, rien n’oblige à distinguer numériquement les sons qui sont perçus en tel ou tel point du maître-son, parce que l’accompagnement par un son déterminé du maître-son permet  toujours de distinguer qualitativement les sons asservis, sans nécessiter d’interprétation “objective”, détachée de ce que le sujet perçoit.

 

Indépendamment de l’illustration par le maître-son, l’argument de Strawson présente aux yeux d’Evans d’autres faiblesses. Une première objection consiste à dire que la notion de réidentification d’un processus auditif (qui se poursuit dans le temps) ne doit pas être confondue avec celle de la réidentification d’un élément auditif qui persiste dans le temps ; dans le second cas, mais non dans le premier, on suppose que l’élément est présent tout entier à chaque occasion. (Evans, 1985, p. 258) Les conditions de réidentification d’un processus ne livrent pas les conditions de réidentification d’une chose, ce qui est requis par le problème posé. Mais, en second lieu, l’argument de Strawson ne paraît valide que parce que “l’espace qu’il a extrait du concept d’objectivité est l’espace qu’il y a mis” (p. 260) : Strawson ne s’est intéressé qu’aux théories de l’objectivité dans lesquelles un universel peut être instancié simultanément par des occurrences distinctes. En d’autres termes, une certaine séquence sonore M pouvait être entendue en divers points du maître son, ce qui occasionnait la distinction entre identité numérique et identité qualitative. Si l’on envisage un monde dans lequel une telle existence simultanée ne se produit pas, aucune distinction entre identité qualitative et identité numérique ne peut se poser. Il faut ainsi montrer pourquoi le monde appauvri, dans lequel chaque occurrence est seule de son type, et peut ou non continuer à être  produite sans qu’on l’entende, ne peut être  objectif parce qu’il y manque les conditions de la (quasi-)spatialité. Evans propose alors de reformuler la question des conditions de l’objectivité sans présupposer le spatial : “il faut montrer que l’idée d’espace est implicitement contenue dans l’idée même d’existence non perçue” (p.261).

 

Les objections d’Evans que nous venons de rapporter démontrent que Strawson n’est pas parvenu à établir le caractère nécessaire et suffisant de son système relationnel pour établir la capacité d’une perception objective du monde. Mais pour évaluer la  solution qu’Evans apporte à son tour au problème de l’objectivité, il convient de rappeler les grandes lignes de la position phénoméniste. Comme on va le voir, le phénoménisme constitue l’arrière-plan du problème ; selon qu’on en accepte ou en refuse les règles dans la question qui nous occupe, le problème peut obtenir une solution difficile et indirecte ou triviale et immédiate.

Le phénoménisme considère que la réalité est une construction logique à partir des apparences, et qu’il est donc illégitime de dériver d’arguments empiriques quelconques l’existence d’un domaine d’objets indépendants de l’expérience qui en est faite (Bennett, 1971, p. 68). La doctrine lockienne appelée par Bennett “doctrine du voile de la perception” souligne  qu’on doit distinguer le cas où l’on perçoit un arbre en sa présence d’un cas où on en a “l’idée visuelle” sans être en face d’un arbre réel. Si comme le maintient Locke, les choses réelles sont de l’autre côté du voile de la perception, il n’est aucun argument général tiré des faits  de la perception qui, aux yeux du phénoméniste,  puisse nous donner un  accès direct à ce qu’il y a de l’autre côté du voile. Le lien causal entre les faits objectifs et l’expérience ne peut dès lors être établi globalement à l’aide de la distinction qu’il présuppose lui-même (cf. Bennett 1966, §7). Appelons “interdit phénoméniste” l’interdiction d’utiliser un lien causal entre la perception et son objet pour établir la possibilité d’une perception objective. L’interdit phénoméniste mérite d’être pris au sérieux non par les seuls phénoménistes réductionnistes, mais aussi par ceux qui, comme Strawson, cherchent à  défendre une théorie représentationnelle des perceptions sans se contenter de faire une pétition de principe objectiviste. Je distinguerai donc dans ce qui suit l’interdit phénoméniste de la réduction phénoméniste. L’interdit me semble acceptable quand ce dont il s’agit est de rechercher l’embryon de l’objectivité dans les propriétés qualitatives de l’expérience perceptive. La réduction consiste à rapporter l’objectivité aux seules conditions du pur apparaître, ce qui constitue un second pas que le premier ne contraint nullement d’accomplir. L’interdit phénoméniste a l’intérêt de nous contraindre à observer les conditions de l’objectivité sans recourir aux concepts de matière et de causalité. Il est important de montrer comment l’objectivité peut être atteinte dès le niveau de l’expérience perceptive si la question qui se pose est celle de savoir si un animal peut, sans recourir à des concepts de substance ou de cause, distinguer ses expériences de l’existence indépendante d’objets ou d’événements. Mais il ne nous contraint pas à adopter un point de vue qui réduirait l’objectivité à ces conditions phénoménales. Le matérialiste a la liberté, une fois la tâche accomplie, d’en venir aux fondements substantiels de l’apparaître.  En d’autres termes, on peut à fois admettre que certains animaux aient la capacité de dissocier le monde de leurs propres perceptions, sans renoncer à expliquer leur capacité par les propriétés substantielles du monde.

Même si Strawson défend par ailleurs, comme Locke, une conception  des particuliers où ceux-ci sont irréductibles à un simple apparaître, il paraît  convaincu de la valeur de l’interdit phénoméniste, et il se fixe  l’obligation de ne pas utiliser dans sa théorie de l’objectivité une idée qui présuppose l’existence de l’objectivité. Il s’interdit, en particulier, de distinguer d’emblée une défaillance de l’appareil sensoriel   de l’absence de  la propriété qui, dans le monde, cause la qualité sensorielle (p. 82). 

C’est parce que Strawson se fixe cette contrainte qu’il ne peut recourir qu’à une théorie qu’on pourrait dire “généralisante” ou “subjective” de la disposition qui consiste dans le fait d’avoir une expérience. La théorie en question consiste à dire que Hero a l’expérience de telle séquence sonore chaque fois qu’il passe à tel emplacement du chemin sonore. Mais cela constitue-t-il une condition suffisante de l’objectivité ?

Evans considère que non : pour avoir le concept d’un objet indépendant de son expérience, le sujet doit en outre “avoir les ressources qui lui permettent de donner sens à l’idée de  base catégorielle ou  de fondement persistants de cette disposition[3] dans l’objet, ou à l’endroit, auquel il est  assigné. A la différence de Hero, nous avons le concept de substance, ou de matière occupant un espace, parce que nous avons le concept de propriétés premières de la matière”. (1985, p.275) Pour avoir la notion d’un objet qui existe lors même qu’il n’est pas l’objet de l’expérience, selon Evans, il faut disposer du concept de propriété première, et du concept de substance. Ce n’est qu’en attribuant à Hero une disposition fondée dans une théorie  - une mécanique innée - que l’on peut lui reconnaître la capacité d’être affecté de manière réglée par une expérience locale.

Remarquons ici qu’Evans abandonne délibérément le terrain balisé par Strawson. D’une part, comme le lecteur a pu le remarquer, Evans ne se considère pas lié par la restriction phénoméniste sur les explications admissibles de l’objectivité : il utilise la notion de fondement catégorique de la disposition d’une façon globale pour justifier d’un seul coup l’expérience sensorielle faite à un emplacement donné. D’autre part, Evans fait un pas que Strawson s’est refusé à faire, en passant  du problème de la réalité à celui de la substance, ou encore du problème de l’objectivité de la perception - à savoir : comment distinguer ce qui est expérience sensorielle de ce qui est objet de cette expérience ? - à la question ontologique de savoir d’où procède cette expérience, quelles notions de substance et de propriété peuvent rendre compte de ce qui est donné par les sens. Il est possible que la matière, perçue ou non, ait toujours nécessairement une extension spatiale et temporelle ; mais peut-on en appeler à une théorie de la substance tant qu’on n’a pas mis en place les conditions sensorielles de la reconnaissance de l’objectivité ?[4]

Cet élargissement de la question est justifié, aux yeux d’Evans, par le fait qu’une caractérisation purement sensorielle de l’expérience de Hero doit nécessairement échouer à lui fournir le concept de  son local non entendu. Pour évaluer la validité de cette conclusion, il convient de revenir encore sur la circonscription phénoméniste de la question de la réalité, et de voir si elle est aussi désespérément stérile que ne le pense Evans.

Une voie compatible avec le phénoménisme, et trop vite rejetée, consiste à envisager un monde sensoriel qui ne serait pas limité à de l’auditif. L’expérience de pensée de Strawson consistait à tenter de retrouver du quasi-spatial dans l’auditif monaural ; mais on peut objecter qu’un tel univers sensoriel n’est pas approprié à la construction d’un monde. Le maître-son livre un équivalent audio-temporel de la localisation spatiale, tel son asservi étant par exemple situé entre telle et telle progression de fréquence du maître-son. Mais qu’est-ce qui peut contraindre Hero à reconnaître comme numériquement identiques deux moments distincts d’une séquence sonore ? C’est la conviction que tel emplacement de la bande doit normalement fournir des sons asservis d’un type déterminé. Or précisément, nous ne voyons pas comment Hero pourrait acquérir une telle conviction, son expérience ne lui livrant que des flux sonores qui peuvent avoir la propriété d’être analogues ou différents qualitativement, sans que cela implique jamais d’identité numérique.

Quel élément supplémentaire l’expérience de Hero devrait-elle comporter pour donner le sens requis de l’identité numérique ? Suffirait-il que deux propriétés sensorielles au moins composent l’expérience de Hero au même point local du maître-son ? Supposons, pour ne pas compliquer les choses, que Hero reçoive un certain type de signal lumineux distinctif chaque fois qu’il parvient à un certain point L de la bande des fréquences auquel il entend un son asservi de type S. Supposons que Hero puisse alors anticiper, à la vue de ce signal, la présence conjointe de la série maître-son L/son-asservi S. Il effectue de ce fait un couplage qualitatif entre diverses modalités de l’expérience. Une expérience qualitative devient-elle dès lors numériquement distinctive ? Non, elle ne le devient pas encore, pour la raison suivante : rien ne vient encore restreindre les possibles dans l’univers auditif-visuel, parce que les deux signaux (son asservi-lumière) sont couplés de manière seulement contingente, par leur simultanéité. On peut imaginer un monde dans lequel un nombre arbitraire de qualités sensorielles sont ressenties simultanément et régulièrement par un sujet  sans constituer un contenu perceptif objectif.

Pour qu’il y ait identité numérique, il faut que soit présente une propriété qui ait le pouvoir de souder les  qualités sensorielles autrement que par leur coprésence dans une expérience, et qui offre en même temps des conditions restrictives de repérage dans un système de référence. Donner des conditions de repérage peut se limiter à fournir un ordre entre des perceptions, permettant d’établir entre elles des relations plus générales que ce que fournit chaque perception isolée. Mais donner des conditions restrictives implique que l’on fournisse en outre des contraintes qui s’ajoutent aux conditions générales de classification du simple repérage. Ces conditions restrictives présentent ce que nous appellerons plus bas des “conditions de correction” qui ne sont pas propres au sujet, mais qui s’exercent sur ses perceptions qualitatives en en limitant le libre jeu.

Supposons, comme y invite Carnap ([1928] 1967), qu’un sujet ait la capacité d’établir une relation de ressemblance mémorielle entre les éléments de son expérience sensationnelle[5]. Une relation de ressemblance mémorielle unit deux “vécus” mémorisés (c’est-à-dire deux images perceptives instantanées que l’on suppose stockées intégralement en mémoire) s’ils ont un élément sensoriel en commun. Comme les éléments sensoriels concernés ne sont pas encore distingués à cette étape, la relation de ressemblance mémorielle a précisément la fonction de discerner des extensions qui détermineront les différentes classes de qualités (propriétés sensorielles comme le rose, le chaud, l’humide, etc.) Ce que Carnap met en évidence, c’est qu’un tel sujet pourrait, à l’aide de cette relation de base, construire des classes de qualités pourvues de propriétés formelles distinctives.

Or la condition restrictive de repérage qui nous permettrait de construire l’objectivité semble pouvoir être fournie à l‘intérieur de ce cadre, par la relation d’équilocalité, que Carnap (1928) a définie et utilisée dans son entreprise de construction des classes de qualités. Supposons avec Carnap que le sujet puisse établir des relations de ressemblance entre les sensations qui interviennent dans les vécus immédiats successifs composant son expérience : tel vert du cyprès ressemble à tel vert du thuya, tandis que le parfum de la rose ressemble à celui du lilas, mais se distingue de l’odeur fétide de l’ellébore. Le sujet, avec ces relations, constitue des classes de qualités purement phénoménales.

Or ces diverses classes se distinguent non seulement par leurs propriétés qualitatives communes (le parfum suave des fleurs, la couleur verte) mais par des propriétés formelles. L’une de ces propriétés caractérise de manière unique et distinctive les emplacements du champ visuel : les éléments d’une “classe d’équilocalité” ont pour caractère distinctif d’être seuls à avoir la propriété locale qui est la leur dans un vécu instantané donné : le parfum suave, la couleur verte peuvent être représentés par plusieurs éléments dans un seul vécu, tandis qu’être au centre du champ visuel, par exemple, ne vaut que d’un seul élément par vécu. Cette propriété formelle, appelée “antitypie” par Granger (1983), consiste dans la relation “exclusif ou identique” appliquée aux classes de qualités sensorielles formées à partir des vécus instantanés.

S’il est vrai que cette propriété formelle est caractéristique de la composante spatiale de l’expérience, il résulte que les qualités sensationnelles de l’expérience - celles qui apparaissent dans la seule phénoménologie subjective des contenus perceptifs - portent une information spatiale : la condition de l’objectivité, du côté de l’expérience, réside dans la capacité de discriminer un contenu perceptif complexe localement cohérent. Pour pouvoir donner lieu à une représentation d’objet, l’expérience doit, selon les termes de Peacocke (1992) avoir des “conditions de correction”, qui imposent des restrictions sur les formes d’expérience possibles. On peut supposer que c’est l’existence d’une information spatiale redondante qui fixe les conditions de l’unicité et de la répétabilité de l’expérience, et constitue ainsi les dites “conditions de correction”. Par exemple,  l’expérience de tel point de l’espace égocentrique centré en O ne peut pas contenir simultanément les qualités de jaune et de bleu, de sonore et de silencieux, de parfumé et d’inodore, même si le même point du champ visuel peut être jaune, puis bleu, quand l’origine de l’espace égocentrique, c’est-à-dire la position du corps, change dans le référentiel. Une expérience perceptive objective est une expérience qui obéit aux restrictions imposées sur l’ensemble de ses constituants par l’équilocalité des points de l’espace égocentrique.

 

Chaque point de l’espace  péripersonnel visuel, tactile, auditif, entretient ainsi avec tous les autres des relations réglées constantes, comme l’antitypie et les relations topologiques de voisinage. Appelons événement sensoriel  l’expérience complexe simultanée que fait le sujet en un moment du temps, et contenu sensationnel [6] l’ensemble des qualités qui sont appréhendées au cours de cet événement. Comme nous l’avons vu plus haut, on ne peut sans commettre de pétition de principe fonder l’unicité de l’expérience sur l’unicité de l’objet de l’expérience, puisque notre propos est plutôt de comprendre comme un sujet peut appréhender un contenu perceptif comme indépendant de l’expérience qu’il en a. Mais en revanche on peut fonder l’unicité de l’expérience sur l’extraction d’une constante équilocale, présente dans l’information véhiculée par chaque qualité sensorielle de l’expérience : le sujet voit, touche, sent, entend des qualités qui partagent une même qualité spatiale (celle qu’on pourrait décrire comme “apparaître au point A”), tandis qu’elles ont un ensemble de propriétés également stables, mais distinctes,  si elles ont la qualité spatiale d’”apparaître au point B”. Appelons “contenu sensationnel cohérent” un ensemble de qualités partageant ce type de propriété spatiale exclusive.

Avant de poursuivre plus loin, il faut rendre compte de l’intervention du concept d’information spatiale au sein d’une analyse du contenu sensationnel. L’idée d’information renvoie à l’existence de corrélations régulières, voire souvent des liens nomiques[7], entre des événements ou des propriétés. En soutenant que les qualités sensationnelles portent une information spatiale, ne suis-je pas en train d’écarter le voile de la perception, et d’enfreindre les contraintes de l’interdit phénoméniste ? Ce serait le cas si le concept d’information ne pouvait être exploité qu’à la condition d’expliciter la corrélation causale, ou la régularité objective, sur laquelle il repose. Mais il faut ici distinguer l’information qui est objectivement présente au niveau d’un indicateur, de la connaissance que peut avoir le récepteur de ce qui fonde cette information - la régularité sous-jacente. La thèse défendue ici est que toutes les qualités sensationnelles ne peuvent former une expérience  immédiatement ou médiatement cohérente qu’à la condition d’être toutes spatialement “étiquetées”.

La limitation à des termes purement phénoménistes que nous nous sommes imposée a  ainsi évidemment une répercussion sur la portée de la réponse que nous pouvons proposer. Nous ne pouvons pas espérer, sur la base du pur apparaître des qualités, obtenir une caractérisation complète  ni un fondement  de l’objectivité. Mais telle n’est pas non plus notre ambition. Il suffit, pour remplir l’objectif visé, de caractériser dans une première étape la constitution de l’objectivité dans ses conditions qualitatives, pour atteindre ultérieurement une explication causale plus substantielle des conditions de la distinction sujet-objet. Nous pouvons donc proposer de considérer que la condition de l’objectivité réside, du côté de l’expérience, dans la capacité de discriminer un contenu perceptif complexe cohérent d’une expérience purement subjective, en admettant que seule une théorie causale peut donner les raisons catégoriques qui, du côté de l’objet, expliquent cette cohérence. Sur le plan phénoménal, c’est l’existence d’une information spatiale redondante qui fixe les conditions de l’unicité et de la répétabilité de l’expérience.  Nous allons tenter dans ce qui suit de montrer pourquoi. Il restera encore une tâche imposante, et qui est de comprendre comment on peut attribuer à un sujet la capacité d’identifier un point de l’espace comme commun à plusieurs composantes de l’événement sensoriel. Nous y viendrons pas la suite.

Evans a  raison de souligner que le sujet auditif qu’est Hero n’a pas les moyens de fonder dans une propriété constante l’expérience qu’il fait de l’objet. Mais le diagnostic qu’il fournit de cette incapacité  dépasse  les bornes de la théorie de la réalité, en lestant prématurément les événements sensoriels d’explications causales matérialistes. Les ressources qui manquent à Hero consistent plutôt dans ce qui lui aurait permis de remarquer qu’il n’est pas au point L même si une dimension de son expérience peut être telle qu’elle affecte Hero en L. Hero, en d’autres termes, doit avoir les moyens de découvrir qu’il s’est trompé en croyant qu’il était au point L. Tant qu’il n’a qu’un seul repère informationnel, qui est la dynamique du maître-son, il ne peut y avoir de restriction quant aux propriétés conjointes qui forment le contenu perceptif de l’événement sensoriel. Il n’est pas nécessaire d’en conclure que l’objet, pour devenir indépendant de la perception qui en est obtenue, doit pouvoir être caractérisé en termes autres que sensoriels (Evans, 1985, 279). On peut donner à la question de l’objectivité une forme de réponse acceptable par un phénoméniste, c’est-à-dire une réponse qui ne nous contraigne pas à écarter le voile de la perception. Il suffit d’examiner la structure des qualités sensorielles associées localement, et de repérer en leur sein la coexistence de divers types d’information. Dans le cas d’une expérience locale numériquement une, l’information spatiale est typiquement redondante en ce sens qu’elle est présente dans chaque signal sensoriel. Cette expérience présente donc une garantie d’équilocalité qui fournit une condition nécessaire du caractère objectif de l’expérience.

 On peut développer l’idée qui vient d’être présentée en termes empruntés à Christopher Peacocke (Peacocke, 1992). Pour pouvoir donner lieu à une représentation d’objet, l’expérience doit avoir des “conditions de correction”, lesquelles imposent des restrictions sur les formes d’expérience possibles. L’intérêt de ces restrictions, pour une théorie de la réalité, consiste à marquer la différence entre les contraintes temporelles propres à la succession des événements sensoriels dans l’expérience, laquelle caractérise les processus perceptifs, et les contraintes spatiales, qui ne peuvent se réduire à la manière dont le sujet perçoit, mais caractérisent la manière dont les contenus perceptifs sont intrinsèquement organisés. Les processus perceptifs mettent en jeu des actions, telles que les saccades de l’oeil,  l’orientation des yeux dans les orbites et de la tête, ou un comportement plus global d’orientation. Le système perceptif garde en permanence la trace des actions effectuées afin d’extraire l’information spatiale propre au référentiel objectif, et cela, même dans l’espace dit égocentrique. Comme on le verra plus bas, le codage de l’action est probablement opéré au niveau des intentions motrices, et non des comportements proprement dits. Il y a deux aspects des processus perceptifs qu’il convient de distinguer ; l’aspect temporel d’un processus l’insère dans une suite ordonnée. L’information spatiale mise en jeu par le processus est une condition initiale que le système introduit dans ses calculs pour calculer les constances de direction et de position visuelles. Mais il vaut la peine d’approfondir l’opposition entre l’espace et le temps. Pourquoi le spatial est-il intrinsèque aux contenus perceptifs, tandis que le temps ne l’est pas ?

La réponse à cette question suppose que l’on suspende momentanément le point de vue phénoméniste,  et que l’on distingue des types de contraintes de sources distinctes, les premières liées à l’information prélevée par des processus sensoriels, les secondes liées aux caractéristiques causales qui enchaînent les événements dans le temps. Kant a apporté à cette question dans la Seconde Analogie de l’expérience ([1787]-1965, p. 185) une réponse convaincante :  quoique le temps intervienne à la fois dans la “succession subjective” de l’appréhension et dans la “succession objective” des événements et processus externes, le temps n’y intervient pas de la même manière ; la succession subjective, dit-il, est “arbitraire” tandis que la succession objective est “réglée”. Par exemple, je peux balayer du regard cette maison en allant de la cave au grenier ou du grenier à la cave. Mais je ne peux percevoir le bateau en aval puis en amont. Ce qu’il y a de proprement spatial dans la perception relève de la capacité de choisir (“arbitrairement”)  la façon de balayer le champ visuel, et en particulier de le balayer de manière réversible, ce qui montre le caractère contingent, “subjectif” de la succession. En d’autres termes, l’information spatiale est essentiellement simultanée, même si elle est prélevée par des processus qui se déroulent dans le temps.

Cette dissymétrie entre les propriétés  temporelles et spatiales de l’expérience  fournit l’embryon d’une théorie de la réalité, en permettant de dissocier les contraintes propres à l’événement (ou au processus) sensoriel de celles qui sont propres à son contenu. Les premières garantissent l’existence d’un ordre sériel complet entre les événements sensoriels (compris comme occurrences d’une expérience sensorielle complexe) et interdisent le retour des mêmes occurrences (temporelles) sensorielles - mais non celui d’occurrences du même type). Les secondes garantissent l’existence d’une propriété d’équilocalité selon laquelle les événements sensoriels liés à un même emplacement ne peuvent contenir plus d’une qualité de chaque classe sensorielle dans une certaine modalité.  Par exemple, l’expérience de tel point de l’espace égocentrique centré en O ne peut pas  contenir à la fois  les qualités de jaune et de bleu, de sonore et de silencieux, de parfumé et d’inodore, même si le même point du champ visuel peut être jaune, puis bleu, quand l’origine de l’espace égocentrique, c’est-à-dire la position du corps, change dans le référentiel. 

La présente contribution à la théorie de la réalité se distingue pourtant de celle de Kant sur un point essentiel. Kant considérait que seules les contraintes portant sur la succession de événements selon le principe de causalité élevaient la synthèse subjective de l’appréhension au niveau de l’objectivité (où le principe de la succession est “mis dans l’objet” au lieu d’être dans le regard de celui qui appréhende). Toutefois, nous nous efforçons précisément de montrer ici que les conditions de correction qui portent sur la propriété d’équilocalité fournissent déjà, dès l’appréhension “subjective”, des conditions suffisantes pour assurer les prémisses du caractère objectif de ce qui est donné dans le contenu sensationnel.

Revenons à notre programme phénoméniste de construction de l’objectivité. Peacocke (1992) remarque que les restrictions sur l’environnement requises par la correction d’une expérience visuelle peuvent recouvrir les restrictions requises par la correction d’une expérience tactile. Si l’on considère comme le fait Peacocke qu’un “type spatial” a pour origine un point du sujet percevant, et des axes relatifs à son corps, le sujet doit pouvoir étendre le bras pour toucher ce qui est à courte distance devant lui. Ce que nous avons élaboré plus haut nous permet de faire un pas de plus, en considérant que les restrictions requises par la correction d’une expérience visuelle doivent  recouvrir en partie les restrictions requises par la correction d’une expérience tactile, du point de vue de l’information spatiale que ces expériences contiennent.  Nous sommes limités par l’interdit phénoméniste à ne considérer que les dimensions de l’expérience perceptive, en nous abstenant pour le moment d’indiquer le fondement catégorique des dispositions à percevoir telle ou telle qualité dans telle ou telle propriété de la matière. Mais nous pouvons exploiter le corrélat des restrictions environnementales dans l’expérience perceptive : une expérience perceptive objective obéit aux restrictions imposées par l’équilocalité des points de l’espace égocentrique sur l’ensemble de ses constituants. 

 

 

 II

 

Ce qui précède donne les conditions formelles qui pèsent sur le type d’information nécessaire à la constitution de l’objectivité. Reste maintenant à déterminer comment un sujet va pouvoir exploiter cette information. L’idée que l’on vient de présenter en termes de la structure informationnelle des espaces de qualités composant l’expérience doit pouvoir être présentée dans le vocabulaire des capacités qui doivent être attribuées à un sujet pour pouvoir se représenter un monde indépendant de sa représentation.  Comme l’avait observé Peacocke (1983), on ne peut inférer l’existence de la capacité de se représenter un monde objectif de la seule existence d’une réponse motrice qui serait en prise avec le monde objectif. De même qu’un animal peut “comprendre” le sens d’un énoncé sans comprendre la langue auquel appartient cet énoncé, au sens où il fournit la réponse motrice appropriée à l’énoncé considéré, un sujet peut manifester une capacité locale à maîtriser une information spatiale sans que cette capacité puisse s’articuler à d’autres capacités spatiales. Selon le terme de Peacocke, seule une capacité structurée peut expliquer la compréhension de la langue  ou la compétence spatiale générale requise pour identifier un contenu perceptif “objectif”.

La question qui se pose alors est de savoir comment caractériser la capacité structurée qui préside à la représentation d’un monde distinct de ma perception, représentation dont on a fait l’hypothèse qu’elle implique nécessairement une expérience sensorielle comportant une restriction antitypique sur la répartition spatiale des qualités qui la constituent.

 Une difficulté qu’il s’agit de surveiller dans l’établissement de la capacité recherchée[8] consiste à discerner principiellement les contraintes sources d’objectivité -- qui viennent limiter la réunion de composantes qualitatives arbitraires dans une expérience--, de restrictions liées à des capacités limitées de stockage ou de relevé de l’information  propres à l’organisme qui perçoit l’environnement. Il est clair que la théorie que l’on cherche à élaborer doit distinguer le cas d’un organisme sévèrement limité dans ses moyens d’accès au monde, et qui pour cette raison ne peut pas disposer de certains recoupements informationnels et intermodaux, du cas d’un organisme qui, pourvu de ces moyens, se voit contraint à respecter régularités générales. Même si les deux types de systèmes sont contraints par les données, le type de contrainte peut être caractérisé intuitivement de subjectif dans le premier cas, et d’objectif dans le second. Il faut évidemment justifier cette différence en termes raisonnés et non circulaires.

Evans considère qu’une telle capacité structurée implique l’application de “concepts spatiaux simultanés”. Un concept spatial sériel est celui qu’obtient un sujet dans une suite d’expériences, par exemple celle par laquelle l’aveugle touche les diverses parties d’un objet, ou par laquelle un voyant balaie du regard une scène complexe. Le concept spatial sériel consiste à prélever une information spatiale de manière dynamique, c’est-à-dire au cours d’un processus qui enchaîne des expériences subjectives sur la base d’un déplacement, soit de l’oeil, soit de la tête, soit du corps entier. Un concept spatial simultané  s’applique lorsque le sujet établit une relation entre des objets coprésents dans la scène visuelle, ce qui permet au sujet d’élaborer une carte cognitive des relations spatiales qu’ont entre eux les éléments du domaine, indépendamment de la position du sujet dans ce domaine. (Evans, 1985, p.284). Un animal qui a un concept spatial sériel est capable de se représenter le déplacement dans l’espace nécessaire pour aller de A en B en termes d’une séquence de déplacements élémentaires, par exemple de A à C, et de C à B ; mais cette mémorisation procédurale ne débouche pas nécessairement sur le savoir relationnel qui permet à l’animal d’atteindre B d’un point différent de A, ou bien de trouver des raccourcis pour atteindre sa cible. “Dans la mesure où les concepts spatiaux sériels ne nous permettent pas de penser à des objets existant simultanément, il n’est pas évident qu’ils constituent des concepts de relations entre objets (existant indépendamment)” (1985, p. 288). En revanche, dans un monde spatial simultané, il peut y avoir des exemplaires distincts, mais simultanés, du même universel. (p. 259) Ainsi non seulement le sujet peut-il établir des relations spatiales entre les objets qui ne dépendent pas de son point de vue local ; il a de plus la capacité de distinguer le caractère qualitativement identique d’une expérience d’un caractère numériquement identique de l’objet représenté.

Mais quelle est la capacité structurée qui préside à l’application de concepts spatiaux simultanés ? Peacocke (1983) propose de voir dans la “sensibilité à la perspective” une telle capacité. Intuitivement, une telle capacité est ce qui permet à un  organisme de recentrer ses jugements spatiaux en fonction de son propre déplacement dans le monde. Si par exemple un animal situé en B souhaite atteindre un point de chasse déjà fréquenté  P où il se rend ordinairement à partir de A, il doit corriger son déplacement A-P en déplacement B-P, en utilisant des indices visuels pour établir des relations spatiales entre les points d’intérêt de son monde. Comme le remarque Peacocke, la notion de sensibilité à la perspective peut aussi être caractérisée comme la maîtrise d’une carte cognitive, selon l’expression de Tolman (1948) qui s’appuie également sur le type de connectivité requis par la maîtrise de concepts spatiaux simultanés. Une carte cognitive consiste en un ensemble de points d’intérêt et de relations de distance et de direction entre eux, les relations métriques étant préservées entre ces divers points. Une carte cognitive possède souvent moins de repères qu’une carte ordinaire, mais elle préserve pourtant, même chez l’insecte,[9] une information métrique permettant à l’animal de retrouver les distances linéaires et angulaires entre les points d’intérêt de son monde. Qu’une carte soit métrique ou simplement affine, projective ou topologique, elle manifeste les relations spatiales entre tous ses points, ce qui paraît garantir le caractère structuré de la capacité spatiale qu’elle suppose.

Toutefois, le problème que nous nous posons ici est celui de l’objectivité ; on peut imaginer un organisme capable de s’orienter dans son univers sans avoir encore la capacité de former la représentation d’un monde indépendant de ses propres activités et de sa perception. L’argument qui paraît accréditer l’importance de la sensibilité perspectivale pour l’objectivité tient au fait que la capacité de recentration nécessaire à l’utilisation d’une telle carte, la prise en compte de l’erreur éventuelle commise en plongeant l’espace égocentrique dans un référentiel englobant, fournissent des indices plausibles de la distinction entre soi et non soi. Les cartes cognitives ont à cet égard une propriété essentielle, qui est d’être généralement exocentrées. Un jugement spatial est dit égocentrique lorsqu’il est porté en référence à la position du sujet lui-même. Il est allocentrique ou exocentrique s’il est fait en référence à  des relations ou des points de l’espace indépendants de la position du sujet. On admet généralement que les cartes cognitives sont élaborées en deux temps : d’abord l’animal enregistre la position relative des points qu’il perçoit en coordonnées égocentriques ; puis il calcule à l’estime (dead reckoning) les coordonnées géocentriques de ces points indépendamment de sa propre position sur la carte. Les données expérimentales permettent de démontrer que des animaux primitifs tels que les insectes ou les crapauds peuvent régler leur comportement sur des distances exocentriques (non pas entre l’animal et le stimulus, mais entre deux objets).[10] Un animal qui peut ainsi recentrer sa trajectoire sur les relations constantes entre repères ne possède-t-il pas la capacité structurée recherchée ?

 

Il est permis d’en douter. L’idée qu’une carte cognitive puisse suffire à démontrer que l’animal qui l’a formée est capable d’une représentation “objective” du monde, (c’est-à-dire, comme on l’a vu, capable de faire  la distinction entre  sujet et  objet de l’expérience) soulève plusieurs objections.

Une première objection, même si elle ne nous concerne pas directement, mérite d’être mentionnée. Campbell (1993, p. 78) objecte que les repères qui sont pris par l’animal n’ont pas à porter sur des objets physiques dont les relations spatiales seraient mémorisées ; il est possible, maintient Campbell, que ce que l’animal organise dans sa carte cognitive soit composé de traits stables, et non pas d’objets matériels indépendants de lui. Dès lors on n’a aucune raison de présumer que l’animal s’oriente dans un espace absolu. L’espace égocentrique suffit en effet à l’animal pour naviguer sur la base de traits stables[11].

Toutefois l’objection de Campbell ne porte que si l’on recherche avec lui une conception causale, substantielle, de l’objectivité définie de manière physicaliste. Or nous nous   sommes écartés de cette voie, à titre provisoire, pour rechercher une notion d’objectivité qui serait présente dans le pur apparaître perceptif.  Si nous cherchons à former le concept d’objectivité à partir du concept de saisie de propriétés spatiales simultanées, nous ne pouvons pas exiger de ce dernier qu’il relie des objets physiques plutôt que des “traits stables localisés”. Le problème n’est donc pas tant de savoir si les objets de la carte sont représentés comme des objets physiques ou par des traits phénoménaux, que celui de déterminer les contraintes auxquelles obéit le type de représentation qui entre ici en jeu. Ce qui nous importe est que la compétence structurée qui préside à la pensée spatiale puisse se déployer sur la base de contraintes, et non que ces contraintes soient issues de la connexion causale des événements et propriétés physiques.

Or  nous voyons en quoi le concept de sensibilité à la perspective est incomplet de ce point de vue. Il n’indique pas quelles restrictions de l’environnement forment une condition d’évaluation des états perceptifs. Il se borne à invoquer l’existence de corrélations entre des actions possibles et des perceptions possibles, sans poser de façon plus précise et contraignante  les conditions de cohérence de la perception, conditions telles qu’elles influencent la prise d’information et sa mise à jour. Sans de telles conditions, nous ne pouvons pas  raisonnablement considérer que c’est bien la reconnaissance de propriétés et contraintes spatiales qui sont actives dans le comportement de l’animal, ni conclure que la représentation perceptive manifestée par l’animal a la propriété recherchée d’objectivité.

Une seconde difficulté est soulignée par Russell (1995) : lorsqu’un sujet doit utiliser sa carte cognitive dans des circonstances nouvelles, il doit pouvoir faire des inférences de cette expérience à sa position, c’est-à-dire passer d’un vécu perceptif dont le contenu spatial est égocentrique à la représentation d’un monde objectif dont le contenu spatial est allocentrique. Ainsi il semble plausible de dire que l’utilisation d’une carte cognitive dépende de  la capacité antécédente qu’a le sujet de se concevoir comme spatialement localisé dans un monde objectif.

Un troisième problème de l’approche de l’objectivité par les cartes cognitives tient au fait qu’elles constituent des systèmes de navigation. Selon les termes de Campbell (1994), “leur signification s’épuise dans leurs implications pour la navigation”. Or l’action implique l’engagement dans l’espace. En d’autres termes, il semble qu’une telle représentation “primitive” de l’espace soit non pas détachée, mais entièrement dépendante des interactions de l’animal avec son environnement. L’espace représenté est organisé par des aversions et des appétences, ce qui interdit la formation d’une représentation du monde comme indépendant de soi.

O’Keefe (1994) a répondu à cette dernière objection en termes psychologiques, en soulignant qu’un animal qui forme une carte cognitive l’élabore d’une manière désintéressée ; les besoins qu’elles permettra de satisfaire sont simplement virtuels. “La carte n’est construite sur la base des besoins ni influencée par eux”. Elle semble au contraire être construite “pour elle-même” (p.41).  Même si O’Keefe a raison de désolidariser la représentation de l’espace des nécessités immédiates de l’action, le philosophe doit prendre une position sur le probème fondamental, c’est-à-dire donner les raisons qui permettent soit de disqualifier le rôle de l’action, soit au contraire de l’élever en condition nécessaire  de la représentation objective du monde.

 

Beaucoup de philosophes ont soutenu que c’est dans la mesure où le sujet présente certaines dispositions à orienter son action dans l’espace, en choisissant telle ou telle trajectoire de déplacement moteur ou en formant tel geste de saisie, qu’il applique ses concepts spatiaux. Lors même que de tels concepts ne peuvent que malaisément être présentés sous une forme propositionnelle, il semble que leur élément soit fourni par le comportement lui-même.  Selon les termes d’Evans (1982), “Une entrée perceptive - même si, au sens large, elle contient une information spatiale (..) - ne peut avoir de signification spatiale pour l’organisme que si elle joue un rôle dans le réseau complexe des connexions entrée-sortie” (p. 154). Par exemple, l’orientation gauche-droite, ou avant-arrière paraît déterminée dans l’espace égocentrique en fonction des dispositions du sujet à agir.

Il y a plusieurs manières de défendre l’importance du mouvement pour l’élaboration de l’objectivité. Ecartons d’emblée la version la plus directe de l’argument, qui consiste à soutenir que, dans la mesure où le mouvement a pour corrélat un monde d’objets qui rétribue “objectivement” le mouvement adapté et pénalise le mouvement inefficace ou maladroit, tout être qui interagit avec des objets (tend la main vers eux, les enjambe, les fuit, etc.) manifeste une capacité structurée à la représentation objective du monde[12]. Cette version de l’argument n’est pas satisfaisante : il  est clair que le schéma moteur qui a permis la réponse peut lui-même, selon le cas, recevoir une interprétation proximale ou distale. On ne peut mettre sur le même plan un programme moteur automatiquement déclenché par un trait, à savoir une manifestation motrice innée (fixed action pattern) - qui correspond à la réception  de l’information proximale - , et une intention motrice planifiée - qui suppose la réception et le traitement de l’information distale. Le fait que le mouvement soit réussi ne prouve pas qu’une information distale - en particulier pas le concept d’espace tridimensionnel ou l’application de “concepts spatiaux simultanés” - ait été causalement efficace dans son accomplissement. Par exemple, on a des raisons de penser que ce qui permet à la mouche stationnaire mâle (Hoverfly) de retrouver son territoire (qu’elle quitte lorsqu’elle poursuit une proie) est  la mémorisation d’images rétiniennes fixes comparées avec l’image rétinienne présente[13]. L’insecte utilise alors une information proximale stockée en certains points de sa trajectoire. Cette capacité remarquable ne suffit pas à conclure que l’insecte a construit une carte cognitive de son environnement, ni qu’il a une représentation d’un monde indépendant.

 Comme nous l’avons vu plus haut, une conception objective de l’expérience du monde suppose une capacité structurée exploitant les contraintes proprement spatiales de l’information d’entrée. Il s’agit de montrer que l’ensemble des dispositions à agir d’un sujet remplissent les conditions de cette capacité. C’est l’enjeu de la stratégie argumentative d’Evans, qu’il développe en trois étapes. Premièrement, il montre que l’identification locale (c’est-à-dire la procédure qui donne un  sens au mot “ici”) ne dépend pas d’une description, c’est-à-dire d’un mode de présentation particulier. Le sens du mot “ici” est donné non par “l’endroit que j’occupe”, mais par une disposition à réagir de certaines manières relativement à cet espace : fuir s’il est dangereux, l’atteindre s’il contient un objet désiré, etc. Deuxièmement, cette disposition à agir est une compétence structurée, parce qu’”ici” appartient à un système général de pensées qui peuvent porter sur n’importe quelle position de l’espace égocentrique. Ainsi avons-nous dès la maîtrise du sens d’“ici” la condition de généralité qui s’attachent à  la représentation objective du monde. Enfin, le fait qu’ “ici” soit corrélé à des possibilités d’action et de perception au cours desquelles le sujet doit se localiser lui-même dans un référentiel allocentrique, montre que l’espace égocentrique n’est spatial que pour autant qu’il plongé dans l’espace objectif. Non seulement le comportement fournit-il la condition fonctionnelle qui donne sens à l’espace égocentrique, il est  le ciment qui garantit l’unité des espaces égocentriques propres à chaque modalité : s’il y a un seul espace égocentrique, c’est qu’il n’y a qu’une seul espace comportemental. (Evans, 1982, 160). Or l’unicité de l’espace égocentrique constitue évidemment un pas dans la direction de la représentation objective du monde.

Cette argumentation est indubitablement forte et convaincante. Mais elle présente trois difficultés. D’une part, elle ne peut nous être d’un grand secours, dans le présent projet, parce qu’elle conserve une approche substantialiste qui s’appuie sur le donné d’un monde vers lequel l’action est orientée, alors que nous cherchons à établir les conditions sensationnelles, purement phénoménales, de l’objectivité.  D’autre part, si elle admet qu’il existe des contraintes dans la formation de la compétence structurée - l’impossibilité de l’existence de deux “ici” simultanés distincts - elle n’imagine pas que la compétence soit telle qu’elle puisse juger de conflits ou d’erreurs d’une manière réglée. La compétence en question consiste avant tout chez Evans à garder la trace de sa propre position dans le monde, mais elle ne paraît pas en mesure d’arbitrer des conflits entre  les contenus sensationnels eux-mêmes. Dans la théorie d’Evans, en d’autres termes, on passe sans rupture ni conflit possible du monde égocentrique au monde allocentrique. Mais précisément, on manque peut-être ainsi une dimension capitale de la capacité qui préside à la construction de l’objectivité. Cette dimension réside dans l’épreuve des contraintes, qui doivent non seulement être toujours présentes, mais donner lieu à une  dynamique de correction. Comme y insiste Russell (1995) à la suite de Baldwin (1906), c’est l’expérience du caractère réfractaire  du monde qui permet à un agent d’acquérir la distinction entre la réalité du monde et son expérience.

 Enfin, on peut hésiter à accompagner Evans dans le raisonnement selon lequel l’espace égocentrique implique l’espace allocentrique. Même si l’on admet que les dispositions comportementales constituent effectivement la source de l’objectivité, il reste à montrer que c’est bien l’espace allocentrique ou absolu, (par les contraintes particulières qu’il représente pour l’enchaînement et la coexistence des qualités sensorielles) qui forme le noyau informationnel qu’exploitent ces dispositions. Une célèbre objection à cette thèse consiste à dire que le spatial égocentrique se réduit en fait à un groupe de transformations proprement musculaires. Ainsi, au lieu de conduire à l’espace allocentrique, l’espace égocentrique se referme sur la dimension proximale du mouvement, c’est-à-dire sur le mouvement coupé de ses corrélats intentionnels. Telle est la brillante argumentation de Poincaré. Au lieu de considérer que  chaque modalité sensorielle concourt à porter une information spatiale, dont l’intégration produit les restrictions nécessaires à la formation d’une représentation exocentrée du monde, Poincaré considère que les modalités sensorielles ne portent pas d’information commune, n’ont pas de “sensibles communs”[14]. En d’autres termes, la théorie s’appuie sur l’hypothèse qu’il convient de donner une réponse négative au problème de Molyneux.  On peut résumer sa position par les trois thèses suivantes.

1)  Il n’y a pas de lien direct entre l’espace géométrique et l’espace tel qu’il est représenté par l’esprit.  Le premier est défini par des propriétés   d’infinité, de continuité, de tridimensionalité, d’homogénéité et d’isotropie qui ne se retrouvent à proprement parler dans aucun des espaces représentés sensoriellement. Par exemple, ce qu’il appelle “espace visuel pur”, c’est-à-dire l’espace rétinotopique, soit l’espace bidimensionnel de la rétine, ne préserve qu’imparfaitement les relations entre les points de l’espace externe, n’est pas isotrope puisqu’il est plus fidèle au centre du champ visuel etc..

2) Les représentations de l’espace obtenues dans chaque modalité sensorielle concernée (vision, toucher, proprioception) ne  communiquent pas entre elles. Les points de vue sur l’espace sont quasiment incommensurables. Pour communiquer entre eux, ces points de vue devraient pouvoir s’appuyer sur l’unité de l’espace géométrique. Or les représentations étant issues de sensations “ne peuvent se ranger que dans le même cadre qu’elles, c’est-à-dire dans l’espace représentatif”. (1907, p. 74-5) Ce n’est qu’un effet de l’habitude si, par exemple, on acquiert la notion de la direction du mouvement, qui implique deux modalités. La distance d’un objet est représentée par les sensations musculaires issues de l’accommodation et de la convergence oculaire : la distance n’est pas à proprement parler perçue, mais inférée des sensations musculaires nécessaires à la perception.

3) Le mouvement ne présuppose pas l’espace, mais à l’inverse, l’espace est le produit du mouvement. Cette troisième thèse est cruciale pour l’argumentation objectiviste : si elle est vraie, l’espace est dérivé des propriétés du mouvement, et donc n’a aucun rôle constitutif dans la distinction soi/monde. Ce que Poincaré appelle “espace moteur” dépend non des propriétés du milieu, mais des sensations musculaires ; Cet “espace” est proprement égocentrique ; pour prendre le contrepied de ce que disait Evans, il n’est spatial que pour autant qu’il est moteur : il a “autant de dimensions que nous avons de muscles” (1907, p. 73). Localiser un objet dans l’espace, c’est se représenter “les mouvements qu’il faut faire pour atteindre cet objet”.

Comment pourtant distinguer, sans pétition de principe, ce qui est spatial de ce qui est temporel dans les impressions liées au mouvement ? Poincaré propose de distinguer à cette fin des classes d’impressions différentes selon les lois de succession qui les régissent. Lorsque  le changement de nos impressions est lié à un changement de position, nous pouvons retrouver les impressions primitives en effectuant le déplacement qui nous replace à l’égard de l’objet dans la même situation relative. C’est ce que nous faisons quand nous suivons de l’oeil un mobile. Les mouvements sont volontaires, et ainsi nous instruisent sur la mobilité relative réelle de l’objet, sans pour cela qu’on ait à supposer que nous nous représentions les mouvements dans l’espace géométrique.[15] Lorsque le changement de nos impressions est lié à un changement d’état des objets, aucune correction motrice effectuée par l’observateur ne lui permet de retrouver l’état antérieur de l’objet.

On pourrait reformuler cette analyse en termes de réversibilité : c’est parce que nous avons la capacité de modifier les entrées perceptives par nos actions, que nous pouvons faire l’expérience de ce qui est réfractaire à la reproduction de l’expérience perceptive. Mais au lieu de voir dans cette double expérience (réversibilité-résistance) un effet de l’existence indépendante de l’espace objectif,  Poincaré en conclut à l’inverse que ce sont les caractéristiques de l’action dans un monde physique qui engendrent le concept de l’espace. Pour résumer, le sujet a les moyens de reconnaître l’intérieur de l’extérieur s’il peut distinguer entre un changement d’état et un changement de position, ce qui suppose qu’il puisse se déplacer ; et s’il peut comparer les positions relatives des objets, c’est-à-dire si son monde est pourvu de corps solides. Finalement, si ces conditions sont remplies, les conditions dynamiques du changement observé le renseignent sur le fait que les changements de son expérience sont inhérents aux objets ou à son déplacement. Selon Poincaré, cette distinction essentielle pour la distinction soi/monde ne doit rien au concept d’espace. Même si le groupe des déplacements   satisfait par les mouvements physiques d’un sujet forme aussi l’objet de la géométrie, il n’en résulte pas  que le mouvement implique la représentation de l’espace géométrique.

Ce que Poincaré nous invite à  conclure, c’est que l’idée d’espace géométrique ne peut être acquise que par une espèce mobile dans un monde d’objets solides. La théorie de Poincaré fait dépendre l’appréhension objective du monde de conditions formelles satisfaites par les mouvements dont le sujet est capable dans un univers de solides : ils forment les éléments d’un groupe des déplacements. Cette espèce mobile n’accède toutefois dans le sensible qu’à une représentation très imparfaite et multiforme de l’espace, même si elle est capable de dépasser les limitations de sa sensibilité par ses capacités de raisonnement géométrique. Pour Poincaré, l’unicité de l’espace est  un artefact du raisonnement, qui nous fait méconnaître la pauvreté et l’hétérogénéité des propriétés spatiales  représentées.

Notons toutefois la tension qui existe, dans cette interprétation, entre deux thèses. La première défend l’idéalité de l’espace absolu : sa représentation est entièrement dépendante de capacités partielles qui   présupposent, non l’espace, mais  la structure relationnelle propre au groupe des déplacements. La seconde reconnaît l’existence de corrélations intersensorielles, tout en considérant que ces corrélations sont purement factuelles. Par exemple, Poincaré remarque que la profondeur du champ visuel est donnée par l’effort (musculaire) d’accommodation et par la sensation de convergence  des deux yeux. Mais c’est là ce qu’il appelle un fait d’expérience “externe”, en ce sens qu’il dépend des caractéristiques du monde : si la réfraction de la lumière obéissait à d’autres lois, la corrélation entre ces diverses sensations musculaires n’aurait plus lieu.

Mais que vaut cette objection ? Il se pourrait que dans un autre monde, d’autres types de relations existent entre les diverses dimensions de la capture informationnelle ; l’essentiel n’est-il pas que chaque monde fournisse l’information nécessaire à la mise en harmonie des divers récepteurs  ? ; cela ne suffit-il pas à garantir l’unicité de l’information locale, et son indépendance à l’égard des formes possibles de récepteurs, ou de l’association entre les sensations ? Dire que l’espace représentationnel est différent de l’espace géométrique ne revient pas à dire que l’espace représentationnel n’exploite pas les caractéristiques spatiales objectives du monde.

 

 

III

 

Si notre critique de Poincaré est juste, il redevient pertinent de tenter de fonder l’objectivité dans l’information spatiale (et non l’inverse), et de considérer que c’est parce que les sens peuvent collaborer dans l’extraction de cette information qu’un système perceptif dispose du moyen de distinguer son activité percevante de ce qui est perçu. Le problème de l’objectivité en ce point de la réflexion peut être présenté sous forme de la devinette suivante : existe-t-il une capacité structurée de localisation dans l’espace qui remplisse les quatre conditions ou sous-capacités suivantes : 1) exploiter une information proprement sensorielle (condition de phénoménalité), 2) organiser le champ perceptif en respectant les contraintes de l’équilocalité, 3)    corriger si nécessaire les entrées en cas de conflit pour que ces contraintes continuent à être respectées et 4) procéder à cette organisation et à ces corrections non pas aléatoirement, mais de manière fiable et réglée ?

Poincaré nous a mis sur la voie, en remarquant que le sujet découvre la différence entre les impressions d’origine interne et externe par la réversibilité d’une impression à un déplacement près[16].  La source de l’objectivité n’est ainsi pas dans le déplacement proprement dit, c’est-à-dire dans un exercice musculaire, mais dans l’occasion que celui-ci fournit pour exercer une capacité particulière capable de satisfaire les quatre conditions décrites plus haut. Cette capacité est décrite par les spécialistes de l’intermodalité sous le nom de recalibration. Or notre recherche de la capacité structurée adéquate pour la représentation d’un monde objectif supposait que le sujet rencontre un ensemble de restrictions dans la réception des données sensorielles, restrictions qui soient en même temps irréductibles à une limitation de ses capacités. Ne tenons-nous pas là la capacité structurée recherchée ? Décrivons tout d’abord la calibration, et son complément dynamique, la recalibration, de manière psychologique, en analysant les opérations qu’elle effectue sans aborder pour l’instant  l’aspect phénoménal ou sensationnel qui y est pour nous pertinent.

 La calibration est l’opération par laquelle le sujet percevant modifie la réception d’un ou plusieurs  types d’informations sensorielles pour atténuer la distortion de l’information spatiale objective qu’ils transmettent. En d’autres termes, la calibration a pour fonction d’opérer l’alignement des cartes rétinienne, tactile, auditive, etc., c’est-à-dire d’harmoniser les informations portant sur la localisation,  portées par les diverses modalités sensorielles mises en jeu dans une expérience sensationnelle donnée. Par exemple, si un événement visuel EV survient au point O, et si un événement sonore ES se produit simultanément avec EV, le système perceptif a à determiner si les deux événements co-occurrents forment un seul et même événement spatio-temporel. Comme l’a bien montré le travail de Monique Radeau ( Radeau, 1994, cf. présent ouvrage, ch. 8), deux événements sensoriels sont perçus comme un seul événement spatio-temporel si :

a) l’intervalle entre la réception des informations sensorielles ne dépasse pas une limite pondérable donnée.

b) l’écart apparent entre la position des deux événements ne dépasse pas une limite pondérable donnée. Il s’agit d’une capacité structurée dans la mesure où s’y applique le principe de généralité : la calibration spatiale des entrées sensorielles s’effectue en tous points du champ perceptif et, comme nous le verrons, dispose d’un vaste registre de modulation d’un type d’information modale (par ex., auditive) par un autre (par ex. visuel). En outre, cette capacité remplit le voeu d’Evans, en ce qu’elle implique l’application de  concepts spatiaux simultanés : l’information perceptive utilisée pour calibrer ou recalibrer n’est autre que la coexistence locale de plusieurs événements sensationnels, qui peuvent être des exemplaires distincts du même type d’événement (comme entendre une sonnerie sur sa droite et sur sa gauche).

Voyons comment cette capacité remplit les exigences requises pour la construction du monde objectif.

A - En ce qui concerne les contraintes, la calibration est un mécanisme d’identification des conditions d’identité spatio-temporelle d’un événement sensoriel multimodal. Ce processus opère de ce fait sous la contrainte de distinguer des classes d’événements sensationnels occupant le même emplacement (équilocaux) , et de les considérer comme un seul et même événement objectif. Ainsi les règles de correction de l’identification locale posent a) qu’il n’existe pas plus d’un événement objectif par classe d’événements sensoriels équilocaux simultanés, et b)  qu’il existe au moins deux événements objectifs par classe d’événements sensoriels équilocaux mais non simultanés ou par classe d’événements sensoriels simultanés mais non équilocaux.

B - En ce qui concerne les capacités correctives, la calibration se prête à une modulation dynamique des récepteurs sensoriels, appelée recalibration. La recalibration est un processus qui permet  de composer un monde stable, et de repérer les invariants en dépit du déphasage éventuel d’un récepteur relativement à un autre. La recalibration ne pourrait s’appliquer si le système perceptif n’avait pas le moyen d’enregistrer des discordances entre ses récepteurs quant à l’information spatiale qu’ils communiquent. Ces discordances se produisent naturellement au cours du développement (la croissance modifie l’écartement entre les récepteurs sensoriels, et donc leur capacité d’extraire la même information spatiale ; des lésions peuvent modifier la réception des disparités binoculaires, binaurales etc.) Elles sont étudiées en laboratoire au moyen de déviations prismatiques ou de dispositifs ventriloques. Ces travaux ont révélé l’existence d’une compétition entre les modalités sensorielles (en particulier, chez l’homme, entre vision, audition, et proprioception) pour la capture, qui se traduit par des compromis variables, mais, comme nous le verrons, non aléatoires, entre les récepteurs sensoriels pertinents.

Le concept combine l’idée maîtresse de Poincaré -- la compensation -- et celle de Strawson -- l’information-“maître”-- , à savoir qu’un sujet capable d’objectivité doit avoir la capacité de corriger une impression par une autre, ou plus exactement doit pouvoir organiser une expérience complexe sur la base d’une source sensorielle qui, informationnellement, domine les autres.

Le processus de correction qui garantit la cohérence spatiale du contenu sensationnel suppose ainsi le concours d’au moins deux modalités sensorielles. Maintenant, quelles sont les caractéristiques de l’information-maître? La modalité qui domine l’autre dépend apparemment moins des propriétés intrinsèques d’une modalité particulière, que de la qualité de l’information spatiale qu’elle véhicule. Même si, ordinairement, c’est le signal visuel qui, chez l’homme, domine le signal auditif, dans certaines circonstances expérimentales, un sujet peut recalibrer sa vision sur son audition (Radeau, 1995, ce volume ch. 8). Ce fait empirique illustre une caractéristique philosophiquement essentielle, à savoir que la véridicité de la perception ne dépend d’aucun trait permanent du monde, tout en dépendant chaque fois crucialement d’un gradient de fiabilité entre les sources d’information. Que ce gradient de fiabilité soit ainsi centré sur la localisation dans l’espace ne doit pas surprendre, si, écartant le voile de la perception, nous pensons aux exigences qui pèsent sur un organisme dont la survie dépend de ses capacités de localisation, de fuite, d’approche et de capture.

 C - Nous voyons donc que la recalibration s’effectue en conformité avec une norme de fiabilité. A cet égard, la (re)calibration a deux aspects complémentaires essentiels pour notre théorie de la représentation objective. D’abord, elle constitue une activité du système considéré, en vertu de laquelle les dimensions sensorielles en jeu sont pondérées relativement à un objectif de fiabilité. La calibration ne peut donc être mise au compte des restrictions liées à une limitation de ressources (les contraintes qu’elle respecte ne sont pas des contraintes qui tiendraient à une incapacité fonctionnelle d’accueillir de l’information pertinente). En outre, c’est une activité qui se règle sur un objectif de perception véridique. Ainsi, cette activité  constitue pour  l’organisme qui s’y livre la capacité de faire la distinction entre perception véridique et perception trompeuse, c’est-à-dire aussi la distinction entre expérience sensationnelle et objet de l’expérience.

Certes on peut objecter que l’on ne peut invoquer une condition de fiabilité qui s’applique à la correction des entrées sensorielles et respecter l’interdit phénoméniste. Il est vrai que la théorie de la calibration fait  l’hypothèse que ce qui permet au système visuel de construire des images stables du monde, c’est non pas un effet de l’association, ou de l’influence des données visuelles déjà acquises, mais c’est la conséquence d’une perception correcte des objets dans l’espace. Décrivant le mécanisme de (re)calibration, nous avons opposé plus haut événement sensoriel et événement objectif, comme support des aspects équilocaux simultanés de l’expérience sensationnelle. On peut ainsi être tenté de dire que ces objets dans l’espace, ces événements objectifs, sont par définition derrière le voile de la perception. 

Cependant il est possible de maintenir que, même si la distinction subjectif-objectif ne peut recevoir d’explication complète qu’au niveau d’une approche causale, elle existe aussi au niveau de l’information perceptive reçue par un organisme capable de (re)calibration. Le fait crucial pour nous est  en effet qu’il soit  toutefois possible de discerner au sein de l’expérience  les marques de la correction de l’expérience. Autrement dit, les caractéristiques de l’expérience sensationnelle correcte ne se trouvent pas seulement dans une appréciation conceptuelle des événements perçus, par exemple, dans un jugement causal porté sur eux. Elles sont déjà présentes en amont de tout jugement, et forment les conditions de la capture sensorielle proprement dite dans l’organisme pourvu de la capacité de (re)calibration.

C’est à ce détour que nous retrouvons l’idée d’Evans, selon laquelle il n’y a un espace égocentrique qu’autant que ce dernier est plongé dans un espace allocentrique unique.  Toutefois cet espace allocentrique n’a pas à être représenté par le codage d’ensemble de tous les éléments spatiaux simultanés, mais  par la généralisation de corrections locales.

 Par exemple, une expérience visuelle statique correcte est celle d’une image qui reste stable d’une saccade à l’autre. La théorie de la calibration explique cette stabilité en faisant l’hypothèse que l’orientation spatiale s’effectue à chaque fixation en calibrant l’information rétinienne - la carte rétinotopique - et l’information extra-rétinienne[17]. Ainsi le sujet ne fabrique-t-il pas, selon toute vraisemblance, une carte spatiotopique constante du monde extérieur, mais il applique une carte rétinotopique en la calibrant à chaque fixation grâce aux données extrarétiniennes dont il dispose.[18]

Les recalibrations perceptivo-motrices intervenant dans le traitement des  informations visuelles ne forment qu’un des multiples types de calibration qui interviennent dans l’ensemble de l’univers sensoriel. C’est cette compétence structurée qui préside à la constitution d’un monde objectif. Un être auditif-mobile peut aussi en avoir les moyens, comme le montre le cas des aveugles, et comme le cas des dispositifs sensoriels de substitution l’illustrent mieux encore[19]. La question théorique qui reste encore à élucider est celle de savoir si le mouvement actif - l’information fournie par la copie d’efférence - forme une source privilégiée d’information dans la recalibration, ou s’il suffit à un sujet de pouvoir confronter deux sources d’information spatiale selon une règle pour qu’il puisse avoir une représentation objective du monde. 

 

Conclusion

 

Le présent travail s’est efforcé de rendre compte de la capacité à former des représentations objectives en des termes acceptables par le phénoménisme, afin de constituer l’objectivité sur la base des caractéristiques informationnelles des classes de qualité qui caractérisent les expériences sensorielles. Après avoir dégagé la propriété des classes de qualité qui permet à des expériences d’acquérir une individualité numérique - l’équilocalité - , on a examiné le type de compétence qu’un individu capable d’exploiter cette propriété devait posséder. C’est en termes de recalibration de l’expérience perceptive qu’un individu, ou une espèce, manifeste sa capacité à individuer ses expériences et à produire une expérience fiable du monde. Sans doute ce résultat peut-il apparaître modeste si l’on se donne le droit de soulever le voile de la perception. Mais le projet philosophique dit de la “constitution” se refuse précisément d’aller directement aux sources causales pour tenter de discerner, au seul niveau des apparences, ce qui peut rendre compte de l’opposition entre le sujet et son monde. Ce projet parfaitement respectable quand on le coupe de tout vérificationnisme trouve une motivation nouvelle dans l’exploration des capacités perceptives et représentationnelles propres à des espèces non douées de langage. La réponse apportée suggère que la caractérisation populaire en termes d’espace peut être analysée par l’idée d’antitypie de classes d’équilocalité, contrainte fondamentale qui soude entre elles les composantes sensationnelles, et fonde la calibration sur la base des propriétés primaires que manifestent l’ensemble des qualités sensorielles.

 

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* Je remercie Roberto Casati, Kevin Mulligan et Elisabeth Pacherie pour leurs commentaires et observations critiques sur une version antérieure du présent chapitre.

[1] Il n’exclut pas qu’il y ait d’autres possibilités (1973), p. 73.

[2] Un objecteur pourrait en effet contester la valeur de l’analogie entre le monde sonore de Hero et l’espace coloré, où le rapports entre les éléments peuvent apparaître tous à la fois, avec leurs relations spatiales particulières. Mais on n’entend pas deux éléments du monde auditif comme étant à une certaine distance auditive l’un de l’autre. Or l’idée d’existence simultanée du perçu et du non perçu implique l’idée de la présentation simultanée d’éléments qui entrent dans un système de relations dépassant les limites del’observation.  La défense de Strawson consiste à revendiquer l’existence d’une analogie formelle entre le spatial perceptible et l’auditif. Cf. Strawson, (1973), pp. 88-9.

[3] Strawson et Evans se distinguent ici par l’usage qu’ils font du concept de disposition. La conception phénoménaliste ou opérationaliste des dispositions - utilisée par Strawson dans ce passage - consiste à considérer que posséder une propriété dispositionnelle, c’est être susceptible d’être dans un certain état ou de subir un certain changement quand une certaine condition est remplie. La conception réaliste adoptée par Evans n’attribue de disposition qu’à un objet qui est dans un certain état non-dispositionnel : toute disposition a une base catégorique, qui est causalement responsable du comportement de l’objet quand il manifeste la disposition.

[4] Sur une analyse de la confusion entre ces deux questions chez Berkeley, cf. Bennett, (1971), pp.70 sq.

[5] L’expérience sensationnelle (ou le contenu sensationnel) se compose des diverses qualités sensorielles qui apparaissent dans les vécus individuels instantanés.

[6] Comme l’a montré Peacocke (1983), il convient de distinguer le contenu représentationnel d’une expérience perceptive, exprimé par une proposition indiquant la manière dont l’expérience représente l’état du monde, du contenu sensationnel, qui est de caractère non-conceptuel, ou plutôt, “protoconceptuel” (Peacocke, 1992).

[7] c’est-à-dire des régularités dues à l’application de lois naturelles à certains contextes où ces événements et propriétés sont présents. Par exemple, l’existence de fumée porte une information sur l’existence d’un feu. Cf. Dretske, (1981)

[8] Cette difficulté, non relevée à ma connaissance par Evans et Peacocke, contribuera à évaluer l’intérêt de la solution proposée plus bas section III.

[9]Cf. Gallistel (1990), p. 106.

[10] Gallistel (1990), p. 120 ; voir aussi O’Keefe & Nadel (1978), O’Keefe (1993) et (1994).

[11] Voir aussi Campbell (1994) et O’Keefe (1994).

[12] Cette théorie de la distalité est défendue entre autres par Bower (1974) et Millikan (1993). Elle est commentée par Peacocke (1983) et Campbell (1993).

[13] Cf les travaux de Collett & Land (1975), rapportés dans Gallistel (1990, p. 123)

[14] Cf. Casati & Dokic (1994).

[15] De même que la durée objective d’un phénomène n’exige pas d’être calculée par un processus cérébral temporellement isomorphe au phénomène observé(cf. Dennett, 1993, l’espace objectif n’a pas, selon Poincaré, à être représenté en plongeant les mouvements dans un référentiel géométrique.

[16] Voir aussi la thèse voisine de Russell, 1995.

[17] L’information extrarétinienne inclut toute l’information spatiale disponible, hormis celle qui est portée par la projection rétinienne de la structure du champ visuel ; par exemple l’information concernant les mouvements volontaires de l’oeil, de la tête, du torse, - codée au niveau non de la proprioception (Bridgeman et al., 1994), mais de la copie d’efférence -, l’information concernant la gravité, et tout ce que le sujet sait de la réalité extérieure. L’information extrarétinienne gagne en importance quand l’information rétinienne est faible, par exemple dans un champ visuel non structuré.

[18]Cf Bridgeman et al. (1994), pp. 256 sq.

[19] Voir, dans le présent volume, les chapitres 3, 7 et 9.