L’EMPIRE DU SENS FAIT-IL PARTIE DE L’EMPIRE DE LA NATURE?

 

Claudine Tiercelin (Critique, mai 1998, n° 612, p. 246-267).

 

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Pierre Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens?  Paris, Odile Jacob

1997, 347p.

Joëlle Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes, Essai sur la

représentation,  Paris, Gallimard 1997, 393 p.

 

 

1.L’abîme du sens

            La fumée est le signe du feu, et les cercles concentriques sur le tronc d’un arbre découpé indiquent l’âge de l’arbre. Mais la fumée entend-elle signifier le feu, et l’arbre a-t-il l’intention de nous indiquer son âge? Evidemment pas, car la fumée ni l’arbre ne pensent ni n’ont l’intention de faire quoi que soit. La signification naturelle n’implique pas la signification mentale (le vouloir-dire) ni encore moins la signification conventionnelle (le vouloir-dire quelque chose à quelqu’un en vertu d’une règle ou d’une convention). Si l’on compare la pauvreté des signes naturels à la richesse des signes mentaux

et des signes linguistiques du langage humain, on ne peut que constater l’abîme qui les sépare. La conclusion semble s’imposer: les signification mentales et linguistiques ne font pas partie de la nature, mais d’une sphère autonome et nouvelle, la sphère du sens, qui est proprement humaine. Ainsi en a conclu toute une tradition, qui va de Descartes à l’herméneutique contemporaine, en passant par Herder et Dilthey : la nature, aussi sophistiquées que soient les relations naturelles de signification qu’elle est capable d’instaurer (des végétaux aux mammifères supérieurs) ne peut, par ses ressources propres, produire du sens: pour qu’il y ait du sens, il ne suffit pas qu’il y ait une complexification de ces relations naturelles, mais un saut qualitatif, le passage à quelque chose qui soit capable de créer un “monde”, une “histoire” et des “règles”.  Selon cette conception, l’idée même d’une signification naturelle est un non-sens: la signification est de part en part non naturelle, et les phénomènes de signification ne peuvent être abordés qu’à partir d’un univers où  le sens est déjà  constitué. Seul le sens permet de comprendre le sens (c’est l’une des versions du “cercle herméneutique”). L’empire du sens n’est pas un empire dans un empire. Mais nous pouvons avoir des intuitions opposées: le sens ne devient-il pas, selon cette conception herméneutique, quelque chose de foncièrement mystérieux? Car le monde qui nous entoure, celui des galaxies, des étoiles, de la Terre où nous vivons, des plantes et des animaux qui y vivent n’est-il pas précisément un monde non mental et non signifiant? Comment des choses mentales et signifiantes peuvent-elles s’y produire, et comment peuvent-elles s’y produire sans avoir la moindre relation aux entités physiques, chimiques, biologiques et neurophysiologiques qui s’y trouvent? Il peut apparaître mystérieux, si nous posons le problème ainsi, que des assemblages de matière puissent produire des assemblages et des trames que nous appelons des pensées et des significations. Mais il semble encore plus mystérieux de supposer que ces trames n’aient aucun rapport avec le monde naturel. De ce point de vue, peut-être y a-t-il un lien entre la manière dont les cercles concentriques du tronc d’arbre signifient son âge et la manière dont un signe du langage humain signifie ce qu’il signifie. Peut-être le sens mental et le sens linguistique sont-ils fondés, même lointainement et au travers de chaînes causales complexes, sur des relations naturelles d’indication. C’est l’hypothèse dont partent Joelle Proust et Pierre Jacob. Tous deux explorent les voies de ce que l’on peut appeler le naturalisme sémantique (désormais: “NS”) Le NS est le propre de toute une tradition, dans laquelle on peut inclure (liste non limitative) les stoïciens, les épicuriens, Ockham, Hobbes, Condillac, Helmholtz, Mach, et plus près de nous des behavioristes comme Ogden et Richards.[1] Joëlle Proust et Pierre Jacob ne sont pas soucieux de tracer ces filiations, parce qu’ils visent avant tout à introduire leurs lecteurs aux versions contemporaines de cette doctrine, principalement celle d’auteurs américains contemporains comme Fodor, Dretske et Millikan.[2] Les stratégies d’exposition des deux auteurs — toutes remarquablement claires, malgré l’extrême technicité de ces débats—  diffèrent, et leurs engagements respectifs vis à vis des thèses de ces auteurs ne sont pas identiques. Le livre de Jacob est plus resserré autour des débats internes à la tradition mentaliste de Chomsky et de Fodor; celui de Proust est plus ouvert, et peut se lire autant comme un livre sur la philosophie de l’éthologie que comme un livre de philosophie de l’esprit.  Mais il y a suffisamment de ressemblances entre les manières dont ils posent ces problèmes pour qu’on puisse se concentrer sur leur programme commun.[3]

 

2. Le programme naturaliste en sémantique

            Le naturalisme en général est la thèse selon laquelle tout individu, propriété, loi, ou relation causale dépend ontologiquement  des individus, propriétés, lois ou relations causales naturelles. Cela doit être vrai des individus humains, des propriétés, lois, relations morales, sociales, etc. Dans le cas qui nous occupe, cela doit être vrai des propriétés, lois, etc. mentales et sémantiques. Le NS est la thèse selon laquelle toutes propriétés ou relations désignées par des termes tels que signifie, est vrai, désigne, ou  a le contenu mental que p, existent en vertu du fait qu’elles instancient ou exemplifient des propriétés naturelles. En termes imagés, cela veut dire que pour créer notre monde (aussi bien notre monde naturel que notre monde mental, social, moral, etc., et en particulier le monde du sens) tout ce que Dieu a à faire est de créer les entités, propriétés et lois naturelles[4]. Mais que veut dire ici “naturelles”? Cela peut vouloir dire les propriétés physiques postulées par la physique fondamentale, auquel cas la thèse en question est un physicalisme . On peut viser une thèse plus faible, en supposant que des niveaux d’organisation distincts (chimiques, biologiques, neurologiques) ne se laissent pas réduire à un niveau physique fondamental. On peut affaiblir encore plus le naturalisme, en soutenant que toutes les propriétés mentales et sémantiques sont instanciées en vertu de l’instanciation de propriétés physiques ou naturelles, mais en niant qu’il y ait la moindre relation nomologique  entre l’instanciation des unes et l’instanciation des autres, et soutenir que la relation de dépendance est purement ontologique et n’a aucun pouvoir d’explication  des propriétés mentales ou sémantiques par les propriétés physiques ou naturelles. [5] Mais d’une manière générale, les NS souscrivent à une thèse plus forte que le naturalisme ontologique. Ils endossent une thèse épistémique, selon laquelle les connexions métaphysiques entre propriétés naturelles et propriétés sémantiques ont assez de systématicité et de transparence pour que les première puissent constituer des conditions suffisantes des secondes, et les expliquer, autrement dit pour que l’empire du sens puisse être tenu pour une partie de l’empire de la nature.

            Ce qu’ont de commun les divers projets de “naturalisation” du sens est qu’ils entendent donner une définition réelle, et non pas simplement nominale, de l’esprit. Officiellement, nos deux auteurs sont quiniens, au sens où ils n’admettent pas qu’il y ait, entre les analyses conceptuelles de la signification produites par les philosophes et les découvertes passées ou à venir des sciences cognitives, de la biologie et des neurosciences, autre chose qu’une différence de degré[6]. A ce titre, ils font appel à des données tirées, en particulier,  de la théorie de l’évolution, de la psychologie et de l’éthologie cognitive (particulièrement Proust). Mais en pratique leur démarche est plus traditionnelle: ils raisonnent dans une large mesure  a priori  en spécifiant à quelles conditions  la thèse proposée pourrait être vraie, plutôt qu’en faisant appel directement à des résultats scientifiques qui rendraient cette thèse plausible. Il est utile, à cet égard, de décrire les présupposés conceptuels de base de ces approches.

            La première hypothèse qu’ils adoptent est celle de la priorité du mental sur le linguistique: les propriétés sémantiques des signes linguistiques sont dérivées des propriétés sémantiques des contenus mentaux. C’est une forme de mentalisme, ou de ce que  Fodor appelle réalisme intentionnel  (J, 23-56) les propriétés mentales sont réelles, et elles ne dépendent pas des propriétés du langage, mais inversement. Cette thèse va à l’encontre de ce que Dummett appelle “l’article de base” de la philosophie analytique classique, selon lequel il y a priorité du langage sur la pensée, et selon laquelle la structure de la pensée dérive de celle du langage. Elle suppose aussi le réalisme sémantique: les propriétés sémantiques sont réelles, et font partie de l’ameublement du monde. Il y a du sens dans le monde, et il est réel en vertu de la réalité des contenus mentaux qui le sous-tendent. Naturaliser le sens, c’est donc d’abord naturaliser l’esprit.

            Mais qu’est-ce que l’esprit ou le mental? Traditionnellement on distingue l’esprit-conscience (les propriétés qualitatives ou phénoménales éprouvées à la première personne) de l’esprit-représentation (les états mentaux qui ont de l’intentionnalité au sens de Brentano, principalement les attitudes propositionnelles, comme la croyance, le désir, etc.). Aucun des deux auteurs n’affronte directement le problème de la conscience, tenu par eux comme dérivé par rapport à celui de la représentation. Leurs raisons sont les suivantes (P: 13; J. 76-94). D’une part un grand nombre de propriétés de l’expérience consciente semblent dépendre de propriétés représentationnelles, et non pas inversement. D’autre part nombre de propriétés mentales sont représentationnelles sans être conscientes ni accessibles à la conscience: ni les informations qu’ils traitent, ni leurs pouvoirs de causer le comportement ne semblent dépendre de leur caractère intrinsèquement conscient. Ces présupposés, même s’ils apparaîtront très coûteux aux critiques du matérialisme contemporain qui soutiennent que le  problème que celui-ci doit avant tout résoudre est celui de la conscience.[7] Mais ils s’accordent bien avec deux autres traits majeurs des théories proposées. Le premier est que les états mentaux représentationnels, dont les attitudes propositionnelles sont les paradigmes, sont des propriétés fonctionnelles , au sens de la thèse “fonctionnaliste” en philosophie de l’esprit contemporaine. En ce sens, les propriétés fonctionnelles sont des propriétés d’ordre supérieur (des propriétés de propriétés) exemplifiées dans un organisme en vertu du fait que cet organisme et d’autres entités exemplifient des propriétés de premier ordre reliées causalement les unes aux autres (P: 199-204; J: 49-55). Le second est que les attitudes propositionnelles impliquent des relations à des représentations mentales internes, et que ce sont des représentations qui véhiculent les propriétés sémantiques des états mentaux en question. Certains partisans du NS spécifient cette thèse en soutenant, avec Fodor, que les représentations mentales sont les symboles d’un “langage de la pensée” ou mentalais. Naturaliser la sémantique, selon cette conception, revient à essayer de montrer comment les éléments de ce langage interne, qui sont en eux-mêmes purement “syntaxiques” et individualisés par leur forme, peuvent acquérir des propriétés sémantiques. Jacob (ch.5) est clairement plus engagé envers cette hypothèse que Proust. Cela le conduit à prêter une plus grande attention à une question qui a occupé une bonne partie de la littérature récente, celle de savoir comment, dans l’hypothèse du NS on doit comprendre la notion même de contenu sémantique impliquée par cette hypothèse.

            Selon NS, il est raisonnable, et même indispensable, de supposer que les propriétés des contenus sémantiques intentionnels d’attitudes propositionnelles comme les croyances dépendent systématiquement (au sens suggéré ci-dessus) des propriétés naturelles ou physiques des organismes, au sens où deux individus qui exemplifient les mêmes propriétés naturelles internes devraient exemplifier les mêmes propriétés mentales. Mais Putnam a proposé des expériences de pensée fameuses dans lesquelles deux jumeaux  identiques physiquement, mais placés dans des environnements en apparence identiques bien qu’en réalité distincts physiquement (sur Terre et sur une “Terre-Jumelle”, semblent bien ne pas entretenir les mêmes contenus intentionnels[8]. Si ces intuitions sont correctes, le contenu sémantique d’une attitude propositionnelles ne dépend pas systématiquement des traits internes de l’organisme, et est au moins en partie constitué par des relations externes à l’environnement. Cette thèse est ce que l’on appelle l’externalisme sémantique.  La menace qu’elle fait peser sur une conception matérialiste du sens est claire: si le sens est lié à des propriétés “externes” à l’individu, comment des contenus sémantiques peuvent-ils causer  du comportement, étant entendu que la causalité est locale et suppose une intéraction entre des événements et des processus internes à l’organisme, et que les traits externes de l’environnement ne semblent y jouer aucun rôle? Pour contrer ou relativiser cette menace externaliste, nombre d’auteurs distinguent deux formes de contenu intentionnel: un contenu large, qui se définit essentiellement par les propriétés des représentations qui renvoient à des traits externes de l’environnement, et le contenu étroit , qui serait lié intrinsiquèment aux propriétés de l’organisme et qui aurait des propriétés causales que le contenu large n’a pas. Toute la difficulté est de caractériser adéquatement cette distinction, dans la mesure où le soupçon d’inefficacité causale semble peser sur tout  contenu intentionnel. Il est clair en tout cas que la notion autour de laquelle gravitent tous ces débats est celle de causalité. Car d’un côté le type de fait le plus plausible pour assurer un lien entre des représentations mentales et leur contenus sémantiques sont des faits causaux, puisque le programme de SN va consister à supposer que la référence des représentations mentales et leurs conditions de vérité sont déterminées par des relations causales.[9]  Et de l’autre, le fait que les représentations mentales puissent causer des comportements et des actions est l’hypothèse de base que doit valider ce programme.

 

3. Une expédition en terre naturaliste

            La manière dont cette entreprise de naturalisation sémantique est décrite ressemble aux grandes expéditions des explorateurs du siècle dernier ou aux des alpinistes dans l’Himalaya: on prépare les vivres (naturalistes) et les cartes (intentionnelles), on conquiert des avant-postes théoriques, on recrute des porteurs (de valeur sémantique), et on s’avance résolument dans la Jungle Sémantique, sur la banquise gelée des Causes Mentales, ou vers le Sommet de l’Intentionnalité.[10]  Deux gros obstacles se dressent immédiatement devant nos héros, à partir du moment où ils essaient de défendre une variante de ce que l’on peut appeler une théorie causale du sens et que l’on peut formuler ainsi:

 

            Théorie causale simple (TCS) : un token d’une représentation mentale-

          type m  a comme référence une propriété M si et seulement si des

          tokens de m  sont causés seulement par des instances de M.

 

(J’emploie la distinction type/token au sens où Jacob, reprenant la distinction peircienne (J: 47) parle d’exemplaires et de types: par exemple l’inscription “chat” est un token du type abstrait CHAT, et tous les tokens de CHAT ont en commun une même propriété sémantique, celle de désigner des chats. Comme nous parlons aussi de représentations mentales, la distinction type/token s’applique également à elles.) Le problème immédiat que pose TCS est qu’elle autorise la possibilité de tokens de m  qui ne sont pas causés par des instances de M, i.e  de mots ou de représentations qui ne sont pas causés par des chats, mais, par exemple par des petits chiens. Ce problème est connu, dans la littérature, comme celui “de l’erreur”[11]. Le second problème de TCS est que les relations sémantiques ont un “grain plus fin” que les relations causales, au sens où m  peut désigner des choses qui sont M bien que les M soient des P: par exemple on peut percevoir qu’un objet est un chat sans percevoir qu’il est un félin. C’est une version du problème classique de l’“opacité référentielle” ou de l’intentionnalité, que Jacob appelle aussi celui de “l’insensibilité d’un contenu mental à ses origines causales” (J: 99 sq.). Comme le dit Searle, tout objet intentionnel est appréhendé “sous un aspect” sans pour autant que le sujet l’appréhende sous un autre aspect qui lui est extensionnellement équivalent.[12] Pour ces raisons, la TCS ne peut pas suffire telle quelle.

             Plantons à présent notre tente dans le premier poste avancé que recommandent nos deux auteurs: la théorie informationnelle de Dretske. Ce dernier a proposé une variante de TCS qui identifie les conditions de vérité d’un état de croyance avec une partie de l’information que cet état véhicule dans certaines circonstances, où la notion d’information est définie ainsi: un état de type T véhicule une information de type I si et seulement si il y a une relation nomologique ou une régularité contrefactuelle telle si un T advient I est produite. Par exemple, un thermomètre véhicule une information sur la température ambiante s’il existe un mécanisme régulier associant l’état de la température ambiante à un état interne du thermomètre. On peut associer aussi le mécanisme à certains effets, par exemple allumer le chauffage: par exemple un thermostat régule la chaleur d’une pièce en enregistrant des données sur la température. Le génie de Dretske est d’avoir proposé ce que l’on peut appeler le modèle “thermostatique” de l’intentionnalité: appliqué à des organismes naturels, il consiste à coupler une théorie de la signification comme indication  régulière et fiable (au sens de la signification naturelle par laquelle un arbre indique son âge) avec un modèle mécaniste de la causalité du comportement. Mais ce modèle se heurte à la fois au problème de l’erreur et à celui de l’insensibilité du contenu à ses origines causales. Il se heurte second problème, car un état peut véhiculer une information en en véhiculant une autre qui lui est équivalente (par exemple une information portant sur un lapin peut aussi être une information sur un rongeur lapinidé). Il se heurte premier parce que toute information causée de la manière proposée semble vraie ou correcte. Comme le montrent Jacob et Proust, Dretske n’a pas de solution satisfaisante aux deux problèmes Il y répond en identifiant une sous-classe des tokens d’information véhiculée qui portent l’information correcte, et en spécifiant une “période d’apprentissage” pour le mécanisme supposé. Mais l’un des réquisits de cette approche est que la période en question doit sélectionner des contenus sémantiques sans que sa spécification fasse appel à des notions elles-mêmes sémantiques, ce qui serait circulaire; et il n’est pas clair que cela puisse être accompli. Fodor a bien tenté de sauver la conception causale de la référence, en proposant une théorie complexe impliquant une covariation des dépendances nomiques entre des tokens de représentations et les propriétés qu’ils exemplifient.[13] Je ne l’exposerai pas ici, en raison de sa complexité et surtout parce que ni Proust ni Jacob (J: 299) ne la prennent réellement au sérieux. Pour progresser, les explorateurs de NS ont alors recours à deux stratégies, qui ont en commun de recourir à des notions d’optimalité et de fonction. L’une consiste à introduire des conditions optimales de covariation entre des états du monde et des représentation causées par elles. La difficulté est ici qu’on risque de réintroduire le défini dans la définition: car un signe qui désigne “optimalement” ou “normalement” ce qu’il désigne semble précisément être un signe qui désigne correctement. Or cette notion normative fait justement partie de la notion de signification ou de référence, et elle semble irréductible à des conditions seulement causales. La seconde stratégie est plus prometteuse. Elle consiste à introduire l’idée qu’un signe désigne normalement son référent si c’est sa fonction, au sens biologique, de le faire. On atteint ainsi un troisième camp avancé de l’expédition: la théorie “téléosématique” selon laquelle un état mental tel qu’une croyance véhicule l’information qu’il véhicule en vertu du fait qu’il a pour fonction biologique de le faire. Cette idée est fidèle au fonctionnalisme initial de ces théories, en même temps qu’elle autorise une solution au problème de l’erreur: une fonction peut régulièrement véhiculer une information, tout en ne parvenant pas à le faire dans certains cas (c’est la fonction du coeur de pomper le sang, mais il peut avoir des ratés). Elle réintroduit aussi le lien qui semblait cruellement absent entre la version physicaliste et informationnelle du modèle thermostatique et la théorie darwinienne de l’évolution.  Mais il n’est pas immédiatement clair que cette proposition résolve les problèmes de base: car si l’on peut dire que c’est la fonction du dispositif qui permet à une grenouille de lancer sa langue en direction d’objets noirs environnant, cette fonction peut diriger l’animal autant en direction d’insectes que de boules de plomb. Comme le dit joliment Fodor, qui a critiqué les théories téléosémantiques sur ce point, Darwin prend soin du nombre de mouches que la grenouille avale, mais ne s’occupe pas des descriptions ou des aspects sous lesquels elle les avale, ce qui revient à dire qu’il ne s’occupe pas de l’intentionnalité. La notion de fonction semble en ce sens trop indéterminée pour servir de base à l’analyse de la signification. On peut formuler ce problème, avec Jacob (J: 120 sq.) comme celui de la transitivité : si un dispositif (par exemple un thermomètre) est découvert covarier de manière fiable avec un état de l’environnement (la température de l’air), comment s’assurer qu’il covarie bien avec cet état et non pas avec un état distinct ( comme l’augmentation de la pression atmosphérique) qui covarie lui-même avec ce dispositif? De plus, la solution téléosémantique de base ne semble applicable qu’à des représentations et des croyances innées d’un organisme, et relativement isolées des autres. Mais les croyances, comme l’ont noté depuis longtemps des philosophes comme Quine ou Davidson en même temps que les fonctionnalistes, ne viennent pas isolément: être capable d’avoir une croyance, sauf chez des organismes extrêmement simples, c’est être capable d’avoir aussi un ensemble, éventuellement indéfini et au moins suffisamment complexe, d’autres croyances et d’autres états mentaux qui peuvent interagir avec elles de manière à produire des comportements, et une seule croyance, ou même un ensemble de croyances ne sont pas suffisantes pour produire un type de comportement. Bref, les théories informationnelles et téléosémantiques retrouvent, par d’autres voies, les vieux problèmes qui grevaient le behaviorisme dans ses versions antérieures, et notamment le fameux problème du holisme  de la signification et des états mentaux. Rien d’étonnant alors que ces théories, sous leurs formes grossières, ne semblent s’appliquer qu’à des thermostats, des paracémies, ou éventuellement des grenouilles (et encore!). L’esprit ne peut pas venir aux bêtes si l’on part du principe qu’il n’y a qu’à elles que l’esprit peut venir en partage, car les humains, s’ils sont des animaux, doivent être quelque peu plus complexes.

           

4. La base téléosémantique et le sommet intentionnel

            Ayant atteint ce que l’on peut appeler la base téléosémantique comme moyen d’accès privilégié au sommet de l’Himalaya sémantique, nos explorateurs se doivent de la conforter. La tâche difficile, et l’endroit où nos deux auteurs s’avancent en terrain plus vierge, se situe là. Ils doivent résoudre les problèmes bien connus que soulèvent les explications de type téléologique fondées sur la théorie de l’évolution: comment définir la notion de fonction? comment éviter de réintroduire une finalité dans la nature en recourant à des postulats du type de ceux que certains biologistes appellent “adaptationnistes”[14]  et surtout ces notions peuvent-elles être introduites sans renoncer aux idées de base de la conception indicative-informationnelle des contenus sémantiques? Le principe des solutions qu’aussi bien Proust que Jacob proposent consiste à soutenir qu’une théorie purement informationnelle pure est insuffisante pour règler les problèmes d’indétermination sémantique soulevés plus haut, et qu’une théorie téléologique doit la compléter. Mais pas n’importe laquelle. Reprenant des idées de Ruth Millikan, ils soutiennent tous deux que l’on doit faire appel non seulement à l’idée que les mécanismes véhiculant des informations ont une certaine fonction, mais aussi à l’idée que cette fonction est étiologique, c’est-à-dire qu’elle ne se trouve pas être n’importe quelle fonction qu’on puisse attribuer à un mécanisme, mais une fonction qui a dans le passé été recrutée par l’organisme pour répondre à certains problèmes évolutifs et qui est la cause de l’existence du mécanisme en question dans l’organisme. Millikan exprime cette idée en parlant de la fonction “normale” d’un dispositif (qui peut donc être susceptible d’erreur ou de méprise dans des circonstances anormales), mais elle refuse l’idée qu’une théorie téléosémantique doive encore recourir à la notion de contenu informationnel. Pour elle ce ne sont que les “bénéfices” que peut obtenir un système de ses représentations qui doivent être pris en compte (le système étant considéré comme un “consommateur”). Jacob pense, à la suite de Dretske, que l’on doit conserver une “base informationnelle” à la téléosémantique (J: 134 sq.). L’approche de Proust (P: ch.VI) est plus proche de celle de Millikan, mais elle n’en conserve pas moins l’idée qu’il faut préciser les types d’information véhiculées par des dispositifs porteurs d’information indicatives pour obtenir une conception téléosémantique satisfaisante. En gros sa solution (P: 277 sq.) au problème qui consiste à spécifier la nature des contenus intentionnels et d’éviter la compétition entre divers types de fonctions équivalentes, consiste à soutenir qu’il existe dans le système cognitif concerné (par exemple un système perceptif) une certaine structure d’activations neuronales capable de représenter des informations propres à une représentation interne, et un processus d’adaptation des recepteurs aux entrées d’information distales ( celles de l’environnement) qu’elle appelle “recalibration”. Ce processus est décrit, pour la perception, au chapitre IX du livre de Proust. Un animal capable d’intentionnalité authentique ne doit pas exemplifier seulement une sensibilité informationnelle régulière à un environnement il doit aussi être capables de détecter des incohérences et des variations dans ses données perceptives, et à arbitrer, par “recalibration” de ses données, entre les conflits que lui présentent ses modalités sensorielles. Le principe de la solution de Jacob a des affinités avec celui de Proust, bien qu’il entre moins dans les détails biologiques et éthologiques que cette dernière utilise pour renforcer solution. Il consiste à faire fond sur le problème, évoqué ci-dessus, du holisme des croyances et des contenus mentaux. Ce qui individualise un contenu, en vertu de cette propriété holistique, est le fait qu’il a certaines relations canoniques (en particulier inférentielles) à d’autres contenus. Mais alors que Quine (et Davidson) utilisaient cette propriété pour jeter un doute sur le caractère déterminé des contenus intentionnels (c’est l’un des sens de la fameuse thèse de l’indétermination de la signification), Jacob l’utilise, en sens inverse, pour chercher à réduire l’indétermination en question. Cela le conduit à défendre, contre des auteurs comme Fodor et Le Pore[15], à défendre une forme de holisme modéré. En effet Fodor entendait défendre sa verion de la sémantique informationnelle en rejetant radicalement toute idée selon laquelle un contenu mentale devrait avoir des relations essentielles à d’autres contenus: à la limite, nous dit-il, on pourrait très bien concevoir un être qui n’aurait qu’une seule  croyance. Selon Jacob (J: ch. VI), un réaliste intentionnel n’est pas condamné à ‘l”atomisme sémantique” et au anti-holisme radical. Du même coup cela rapproche sa position de celle que l’on appelle la “sémantique des rôles conceptuels”, selon laquelle les contenus mentaux, et les concepts qu’ils contiennent, sont individualisés par les rôles inférentiels qu’ils occupent dans la psychologie d’un individu.

 

5. Causes toujours

            Il reste cependant encore une étape à franchir pour atteindre le sommet de notre Everest sémantique: s’assurer que les propriétés des contenus mentaux ainsi définis sont telles qu’ils puissent jouer un rôle causal dans le comportement. C’est ici qu’on retrouve le problème de l’externalisme, et une forme de dilemme interne à ces différentes théories de SN: car d’un côté plus les contenus mentaux acquièrent de richesse (plus, si l’on veut ils sont susceptibles d’obéir aux caractéristiques de l’intentionnalité authentique), moins ils semblent capables d’avoir des propriétés locales de causalité requisent par la thèse matérialiste ou naturaliste recerchée; et de l’autre plus ils ont ces propriétés, moins ils semblent “riches”. Le défi est d’avoir les deux à la fois. Le problème de la causalité mentale est devenu ainsi, au fil des années, la croix de ces théories, et le test que doit passer chacune d’elle est celui que l’on a pris l’habitude de désigner sous le nom de “problème de l’épiphénomé(nal)isme”[16]: comment les propriétés sémantiques ou intentionnelles des contenus peuvent-elles être réellement efficaces causalement en tant que telles ? Ici on doit noter que le problème n’est pas propre aux conceptions de la SN défendues par Proust et Jacob: il est aussi propre au naturalisme ontologique en général, au sens esquissé ci-dessus, et en particulier à la version de matérialisme faible défendue par Davidson sous le nom de “monisme anomal” (s’il est anomal, comment peut-il être monisme, et s’il est monisme comment peut-il être anomal?)[17]  Il se complique pour nos deux auteurs du fait que Ruth Millikan défend, pour sa part, une forme d’épiphénoménisme, en soutenant que les fonctions “normales” des dispositifs ne dépendent pas de dispositions mentales sous-jacentes, comme le reconnaît Proust (ch. VI et VII). Et il se complique du fait que Jacob accepte en partie au moins l’épiphénoménisme: les propriétés sémantiques ne dépendent pas systématiquement des propriétés physiques sous-jacentes d’un individu, et en ce sens elles ne contribuent pas à l’explication de son comportement. Mais Jacob admet néanmoins qu’elles y contribuent en partie. Sa solution, inspirée encore ici de Dretske, consiste à distinguer deux types de causes: celles qui structurent  un type de comportement, et celles qui déclenchent  ou produisent directement un comportement particulier (pour donner une analogie, le dispositif monté par un électricien structure les propriétés causales qui permettent de brancher des appareils électriques et par exemple d’allumer la lumière dans une pièce, mais ce dispositif n’explique pas à lui seul pourquoi telle lampe s’est allumée à un moment donné). Clairement les propriétés phylogénétiques d’un organisme ont un pouvoir structurant en ce sens, et un pouvoir causal. Certaines propriétés ontogénétiques également. Cela peut donc s’appliquer à des représentations innées autant qu’apprises. Mais Jacob admet bien qu’en tant que telle, la propriété sémantique d’une croyance particulière (par exemple que ma tasse contient du café) est causalement inefficace, même si les propriétés des processus qui causent en général ces croyances peuvent bien être dites efficaces en vertu de leur caractère “structurant”. Proust adopte une version voisine, bien que formulée différemment, en supposant que les propriétés dispositionnelles des attitudes propositionnelles ont un pouvoir causal.

 

6.Retour au camp de base

            Avons-nous atteint l’objectif promis, celui qui consiste, pour reprendre l’expression de Jacob, à procéder, par une démarche “ascendante”, des éléments les plus primitifs de l’intentionnalité extraits des conditions minimales que l’on peut trouver exemplifiées dans des organismes et mécanismes très simples, du thermostat à la bactérie et la grenouille, jusqu’à l’intentionnalité riche du comportement des mammifères supérieurs? Après tout, comme le disait Jacques Monod, “ce qui est vrai de la bactérie l’est de l’éléphant” (sous-entendez : de l’homme). Ce qui est certain est que le lecteur français, en suivant les analyses de ces deux ouvrages remarquables, aura la possibilité de renouer avec un style de philosophie systématique que les philosophes analytiques avaient largement délaissé depuis l’Aufbau  de Carnap[18] (qu’ils ne sont pas sans rappeler) : le style constructionniste et spéculatif en philosophie analytique, qui va du simple au complexe, et franchit pas à pas les étapes et les définitions successives. Ce qui est moins certain est que ces projets naturalistes puissent, plus que leurs ancêtres, atteindre les résultats escomptés par leurs méthodes réductionnistes.[19] Jacob et Proust le suggèrent en fait, en admettant des formulations prudentes et en laissant un certain nombre de leurs constructions sous une forme encore aporétique. Terminons par deux doutes familiers, très liés l’un à l’autre, qu’ils évoquent, mais auxquels ils ne répondent pas de manière totalement satisfaisante à mon sens.

            Le premier doute concerne la notion de normativité. Nos deux auteurs admettent, à la suite des partisans de SN, qu’une propriété essentielle dont doit rendre compte toute sémantique de ce type est le caractère normatif des contenus sémantiques: un mot n’a de sens que parce qu’il est susceptible d’être employé correctement, et un contenu n’a de conditions de vérité que si ce contenu est susceptible d’être rationnel, ou au moins évaluable, notamment par ses relations inférentielles avec d’autres contenus. Comme le souligne bien Proust, la place cruciale du problème de l’erreur représentationnelle (un signe n’est un signe que s’il peut être mal interprété ) dans les théories du NS est bien destiné à prendre en charge ce problème, et le caractère “normatif” de la notion de “fonction normale” des théories téléosémantiques est précisément destiné à donner un équivalent “naturaliste” de cette notion. Mais est-il bien certain que ce que l’on appelle les normes qui sont associées à la signification consistent uniquement dans la possibilité de montrer que des processus de signifiation “naturelle” sont capables de se tromper? Une norme n’est une norme, selon la plupart des analyses, que si elle est reconnue  comme telle, et si d’autres individus sont capables de la reconnaître.[20]  Les organismes animaux qui servent de référence à ces constructions naturalistes ont-ils de normes de signification ou des règles en ce sens? Tant que d’autres propriétés de la cognition animale n’ont pas été examinées, en particulier les propriétés de métareprésentation (les croyances sur les croyances), la question reste ouverte, et elle est encore peu explorée par nos deux auteurs et les théories qui les inspirent. Et on peut se demander si de telles propriétés ou capacités sont possibles sans le langage. Poser cette question c’est rejoindre, par d’autres voies, les doutes que des auteurs comme Wittgenstein, Kripke, ou Putnam ont soulevés au sujet de la capacité d’un individu à “suivre une règle”[21], qu’aucun de nos auteurs ne juge bon de considérer en détail, bien qu’ils soulèvent des questions similaires (notamment au sujet de la notion cruciale de disposition). Et leurs arguments reposent tous sur le lien qu’ils allègent entre la capacité à avoir des pensées qui ont des propriétés “normatives” et l’existence d’une communauté qui partage un langage.

            Ce premier doute se lie à un second. L’approche “ascendante” recommandée aussi bien par Jacob que par Proust au phénomène du sens et de son émergence dans la nature est-elle la seule possible? De l’aveu de Jacob (J: 56 sq.) il y en a une autre: l’approche “descendante” qui consiste à partir des phénomènes du sens tels qu’ils sont constitués chez les humains. Cette approche, comme il le note, revient presque à proposer une forme d’argument “transcendantal” selon lequel un être ne peut pas signifier quoi que ce soit s’il n’est pas un interprète linguistique d’autrui et interprété lui-même linguistiquement par autrui. Adopter cette approche, comme le souligne à juste titre Jacob, c’est admettre ce qu’il rejette, précisément une forme de priorité, ou du moins d’interdépendance, du langage par rapport à la pensée. Proust (P: ch.II) s’adresse plus directement aux arguments de Davidson et au célèbre primat du “principe de charité” pour l’analyse de l’intentionnalité, qu’elle rejette. Mais on peut se demander si leurs analyses peuvent réellement faire l’économie de ces considérations, en particulier pour la raison suivante. Quand Jacob aussi bien que Proust admettent qu’un être, même hyper-simple, ne peut avoir réellement d’intentionnalité et être sensible à des erreurs représentationnelles que s’il est capable d’avoir des contenus mentaux inférentiellement reliés  à d’autres, ne sont-ils pas obligés d’avoir recours à des propriétés de l’intentionnalité qui sont avant tout exemplifiées par des systèmes

humains complexes, chez qui les contenus mentaux sont précisément “rationnels” et “normatifs” au sens où les contenus humains le sont ? Ne doivent-ils pas en ce sens avoir recours à des formes d’hypothèses d’optimalité et de rationalité proches de celles que le principe de charité requiert? Et s’ils sont capables de produire des “définitions réelles” en termes naturalistes de certains types de contenus (en particulier perceptifs) sont-ils capables de produire de telles définitions pour les notions mêmes de “liens inférentiels” ou “logiques” entre ces contenus eux-mêmes? Le holisme “modéré” de Jacob et sa reconnaissance du caractère au moins en partie épiphénoménal des contenus sémantiques ne revient-il pas à concéder à la stratégie ascendante de Davidson au moins une certaine respectabilité?

            A ces doutes j’aouterai une interrogation plus ontologique. Jacob et Proust, comme on l’a vu, confessent au début de leurs ouvrages leurs sympathies matérialistes et physicalistes: il n’y a pas d’autres entités et propriétés dans le monde que physiques, et toutes les entités et propriétés auxquelles on peut accorder une forme de réalité dépendent d’entités et propriétés physiques. Mais avec la plupart des naturalistes contemporains ils présupposent aussi que des notions modales comme celles de loi, de cause, ou de probabilité sont des notions respectables du point de vue naturaliste, ce qui implique qu’elles puissent être formulées en des termes qui ne soient pas  eux-mêmes mentalistes ou sémantiques. Car de même que la nature ne contient pas de choses mentales distinctes  des choses physiques, elle ne peut pas, pour un matérialiste, contenir des choses modales, des possibles, des essences, des dispositions ou des lois qui soient distinctes de choses physiques, ou de combinaisons de choses physiques. Et pourtant les partisans de SN ne cessent d’utiliser de telles notions modales— à commencer par celle de causalité, exprimée en termes de conditionnels contrefactuels— dans leurs définitions réelles — “essentielles”?— de l’intentionnalité. Ils nous doivent au moins une analyse du statut ontologique de ces propriétés. Et de deux choses l’une: ou bien ils en admettent l’irréductibilitédes propriétés et des universaux, et en ce cas leur naturalisme doit s’accommoder d’une ontologie réaliste des modalités, ou bien ces notions ne sont pour eux que nominales et de raison (des manières de parler). Dans la première hypothèse (pour laquelle j’ai moi-même une grande sympathie[22]) on court un risque de circularité, car les notions modales sont  intens ionnelles, et donc comportent un élément propre à l’intent ionnalité. Dans la seconde, on court le risque d’avoir une base ontologique si pauvre qu’elle perd tout pouvoir expressif. En tous cas, le territoire ontologique du naturalisme reste encore peu balisé.

            Pour résumer ces difficultés, je m’exprimerais, pour ma part, dans les termes d’une conception qui m’est plus familière, celle de C.S. Peirce. Il est notoire que la définition peircienne du signe inclut trois éléments: l’icône (le signe comme image renvoyant à son objet par des caractères intrinsèques), l’index (le signe en tant qu’il indique un objet), et le symbole (le signe en tant que representamen de l’objet, susceptible de servir de règle).[23] En termes de vocabulaire des auteurs analysés ici, l’icône est le signe comme token syntaxique, l’index est ce qui assure sa fonction sémantique, comme indication, précisément au sens de la relation naturelle causale visée par ces auteurs (et Peirce a un nom pour un signe qui désigne nomologiquement: il appelle cela un “légisigne”). La difficulté à laquelle ils se heurtent, celle de l’erreur et de la normativité, me semble être qu’ils ont du mal à assurer au signe la fonction de symbole. Pour Peirce un signe n’est un symbole que s’il est susceptible de servir de règle  pour un interprétant. Ce n’est pas une simple question de reformulation terminologique des notions du NS en termes peirciens; c’est aussi une question conceptuelle. Car pour Peirce, un signe, s’il n’a pas d’interprétant n’a qu’une fonction d’indication, et en ce sens la signification “naturelle” ne peut pas suffire à la signification. Et il est essentiel à un interprétant qu’il existe non seulement pour celui qui l’utilise, mais pour d’autres interprétants, c’est-à-dire d’autres utilisateurs du signe. On retrouve ainsi l’objection davidsonienne, selon laquelle il n‘y a de signe que s’il y a interprétation.

            Dire cela, ce n’est pas nécessairement souscrire à des critiques des théories naturalistes du sens et du mental comme celles qu’ont proposées des auteurs récents qui, comme Vincent Descombes, ont voulu utiliser la théorie peircienne des catégories et des relations pour défendre, contre des auteurs comme Fodor précisément, une forme de “holisme sémantique” qui a, par bien des côtés, des liens avec l’externalisme sémantique radical qui nie que le sens puisse dépendre de ses conditions physiques et naturelles.[24] Car Peirce souligne, dans une veine que ne répudierait sans doute pas Dretske, que la forme authentique du signe, sa “tiercéité” (relation triadique entre signe, objet et interprétant) ne se limite pas à la pensée humaine, et peut s’appliquer aussi au tournesol par exemple[25]. N’oublions pas que Peirce soutenait que tout est signe, y compris la nature, et que le fondateur du pragmatisme était très favorable à une forme de métaphysique évolutionniste, ainsi qu’ à un réalisme des universaux et des propriétés intentionnelles.  En un sens, ce que les auteurs naturalistes examinés ici font n’est pas étranger au programme peircien, qui n’est à mon sens nullement, quoi qu’en disent ceux qui, comme Descombes, l’utilisent pour critiquer le naturalisme, incompatible avec celui-ci. Je crois que l’on peut trouver chez lui la plupart des ingrédiants et des problèmes que j’ai discutés ici.[26]

            Ce qui manque donc, à mon sens, aux expéditions naturalistes en vue de conquérir le sommet de l’Everest intentionnel, est une théorie plus complète de la manière dont les signes passent du statut d’index ou d’indices au statuts d’interprétants au sein d’un processus d’interpréation. Il n’y pas de raison de supposer, cependant, que cette théorie doive établir une coupure radicale entre les animaux et les humains, et renoncer à l’idée régulatrice selon laquelle l’empire du sens est, sinon une partie, du moins un prolongement, de l’empire de la nature.*

 

                                                                                 



[1] Il peut paraître curieux d’inclure les théoriciens du lekton  parmi les naturalistes. Mais ces derniers soutiennent que tout est corps, y compris l’âme et la pensée, et quand ils appelaient les “exprimables” des propositions (ce que nous appelons aujourd’hui les contenus propositonnels) des “incorporels”, ils se posaient, comme les naturalistes contemporains la question de leur relation au domaine des corps. cf. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoicisme , Paris, Vrin, 1970. Sur Ockham comme “naturaliste” comparé aux contemporains, cf. C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses, Paris, Vrin-Bellarmin 1992 .

[2] Les quatre textes de base, encore non traduits en français, sont:  J. Fodor, Psychosemantics, the problem of meaning in the philosophy of mind, 1987; Fred Dretske, Knowledge and the flow of information , Blackwell, Oxford 1981 et Explaining Behaviour , 1988; Ruth Millikan, Language, thought, and other biological categories, 1984, tous (sauf un) parus au MIT Press, Cambridge Mass. Les lecteurs français auront eu déjà accès à certains de ces thèmes à travers les livres de P.Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, Paris, La découverte 1994, et E. Pacherie, Naturaliser l’intentionnalité, Paris, PUF 1993.

[3] Je me référerai respectivemnt aux ouvrages de Proust et de Jacob en usant des abréviations “P” et “J”, suivis des numéros des pages.

[4] Cette thèse de “dépendance” est celle que désignent les auteurs contemporains, à la suite principalement de Davidson, sous le nom de supervenience. Joelle Proust le traduit, avec la plupart des commentateurs français par “survenance”; Pierre Jacob préfère “dépendance systématique”. Notons que le naturalisme, ainsi défini, n’ implique pas que les propriétés sémantiques dépendent nécessairement  de propriétés naturelles. L’exemplification des premières en vertu de l’exemplification des secondes peut être contingente: il y a des mondes possibles dans lesquelles certaines propriétés sont exemplifiées, mais pas en vertu de propriétés naturelles.

[5] Auquel cas, on souscrit à une thèse proche de ce que Davidson appelle “monisme anomal”. cf. P. Engel, op.cit  , ch.1. 

[6] Quine est l’auteur qui a sans doute le plus influencé les démarches américaines contemporaines en renonçant à toute distinction tranchée entre les énoncés analytiques et synthétiques, et en proposant que l’épistémologie (la théorie de la connaissance) soit elle-même “naturalisée”, tout comme la philosophie en tant que quête des justifications et des fondements, ce qui implique qu’il n’y a, entre celle-ci et la science, qu’une différence de degré. Cette hypothèse est implicite aussi bien chez Jacob que chez Proust.

[7] T. Nagel, “Quel effet cela fait d’être une chauve souris? “ in Questions mortelles , tr. P.Engel et C. Tiercelin, Paris, PUF 1983, C. Mc Ginn, The problem of consciousness, Oxford, Blackwell, 1990, J. Searle, La redécouverte de l’esprit, tr. C. Tiercelin, Paris, Gallimard 1994. Voir sur tous ces points l’excellente synthèse de D. Pinkas, La matérialité de l’esprit, Paris, La découverte 1995, un ouvrage dont il faut regretter que ni P ni J ne le citent.

[8] voir par exemple H. Putnam, Représentation et réalité ,  tr.fr. C. Tiercelin, Paris, Gallimard 1992

[9] En cela le NS est fidèle aux intuitions de la “théorie causale de la référence” de Kripke et de Putnam, en dépit du fait qu’aucun de ces deux auteurs n’est favorable au projet de naturalisation de l’intentionnalité.

[10] Concédons à Dretske (op cit.) qu’il a une métaphore plus humble: comment fabriquer un gâteau intentionnel avec de la pâte naturaliste.

[11] Et il est, bien entendu, comme le note Engel (op.cit. p.121) une variante du problème que soulevait Platon dans le Théétète.

[12] cf. Searle , op. cit , p.

[13] J. Fodor, op.cit, et A theory of content, MIT Press, Cambridge Mass. 1990

[14] On pense à la fameuse critique, par Gould et Lewontin de ce qu’ils appellent le “programme panglossien” en théorie de l’évolution.

[15] J. Fodor et E. Le Pore, Holism: a  shopper’s guide, Blackwell, Oxford 1992 (cf. sur ces problèmes P.Engel, ed.Lire Davidson, l’Eclat, Combas, 1994; P. Engel a également défendu, contre Fodor à la suite de Peacocke, l’idée que le holisme n’avait pas besoin d’être de l’espèce “radicale”, cf. P.Engel, Davison et la philosophie du langage, Paris, PUF 1994.

[16] J’avoue ne pas comprendre pourquoi on traduit ainsi ce terme par un anglicisme. Le dictionnaireLalande  emploie, fort classiquement “épiphénoménisme”. En ce sens on doit noter que le livre de Jacob, d’abord paru en anglais, souffre un peu d’une traduction que l’auteur n’a pas toujours su “désangliciser”, et de certaines lourdeurs de style.

[17] Pour une introduction à ce problème, cf. Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, op.cit., ch.2.

[18] Auquel Joelle Proust avait consacré un livre, Questions de forme, Paris, Fayard 1986.

[19]J’emploie ce terme en bonne , et non en mauvaise part, contrairement à ceux chez qui ce mot est d’emblée une forme de condamnation. En philosophie comme en science, la réduction est marque d’intelligibilité et de fécondité, même quand elle ne réussit pas toujours.

[20] voir par exemple la célèbre analyse de la notion de convention par D. Lewis (Convention, Harvard University Press, 1969): pour qu’il y ait convention, il ne suffit pas qu’il y ait une régularité dans une population, mais il faut aussi qu’elle soit “connaissance commune” entre les participants.

[21] cf. en particulier Kripke, Règles et langage privé, tr.fr. T. Marchaisse, Paris, Seuil 1996, Putnam,

[22] A la suite d’auteurs comme D.H. Armstrong et H. Mellor. cf. par exemple Armstrong, What is a Law of Nature? , Cambridge, Cambridge university Press 19, et Mellor, Matters of metaphysics, Cambridge University Press 1990.

[23] Je me permets de renvoyer à C. Tiercelin, Peirce et le pragmatisme, Paris, PUF 1993, pour une présentation élémentaire de ces notions classiques.

[24] V. Decombes, La denrée mentale,  Paris, Minuit 1995, et Les institutions du sens, Paris, Minuit 1996, cf. en particulier. Bien qu’il ait des conclusions assez similaires aux auteurs “externalistes”, Descombes ne se fonde pas sur leurs arguments  pour défendre sa thèse selon laquelle “l’esprit est au dehors”.

[25] Collected Papers , Harvard, 2. 274.

[26] Notamment celui de l’erreur et de l’efficacité causale, cf. Tiercelin , op cit, p.67-68

*  Je remercie Pascal Engel de ses remarques et de ses suggestions au sujet de ce texte