L’ETHIQUE DE LA CROYANCE ET LA BÊTISE

 

(Revista da Facultade de letras, Filosofia, Universidade do Porto, II serie, voume XVIII, Porto 2001, 165-176

 

 

          Je me suis souvent demandé pourquoi ceux que j’admirais pour leur intelligence et leur compétence étaient souvent aussi des gens humains et gentils, et pourquoi les gens bêtes et incompétents sont souvent méchants et mauvais. Bref pourquoi les bons sont-ils souvent des gens bons, et pourquoi les gens bêtes sont-ils souvent méchants ? Il ne semble pas y avoir de lien nécessaire. Il y a des gens remarquablement intelligents sur le plan intellectuel mais qui ne se signalent pas particulièrement par leurs vertus éthiques, par leur altruisme, et même qui sont dénués de tout scrupule. Inversement il y a des gens dont les capacités intellectuelles sont fort limitées, et qui, disons, ne semblent pas avoir inventé l’eau tiède, mais qui sont parfaitement gentils, et qui ont le coeur sur la main. Comme le dit aussi l’expression il y a des imbéciles heureux, et même joyeux. Et il y a la cohorte des individus intermédiaires, peut être ceux que Dante classait dans le cercle des “ anges veules et lâches ”, à la limite de l’enfer et du paradis, qui ne sont ni très intelligents ni très méchants, ou qui ont leurs moments de bêtise et leurs moments de gentillesse. Il semble que la majorité d’entre nous appartenions à cette cohorte d’anges intermédiaires. Ce n’est pas que qui veut faire l’ange fait la bête, mais que nous soyons anges et bêtes, indissolublement.

  C’est une question classique, celle de l’unité des vertus. Aristote voyait leur unité autour de la prudence, et il ne dissociait pas la sagesse théorique de la sagesse pratique. C’est une banalité que de dire que c’est une question que nous avons en grande partie perdue. Le développement de la science depuis l’époque moderne nous a conduits à dissocier les critères de la valeur épistémique, la recherche de la vérité et de la justification pour nos théories, des critères de la valeur pratique, la recherche du bien. L’un des effets de ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde, le fait que nous ne considérions plus la nature comme dotée par elle-même de valeur, a été la dissociation du fait et de la valeur. A la science la recherche des faits, à l’éthique la recherche sur les valeurs. C’est en partie dû aussi à la socialisation du savoir scientifique. On ne demande pas à un savant d’être bon au sens éthique. On lui demande seulement d’avoir de bons résultats dans son domaine, au sens  d’avoir des théories qui sont bien confirmées, des données bien établies. La question de savoir s’il est bon ou méchant, humain ou pas, bon père ou bon époux, n’intéresse pas. On l’embauche dans un institut de recherche pour ses travaux, ses publications, pas pour ses qualités morales. Ses caractéristiques éthiques relèvent de la sphère privée, et si nous nous préoccupons des conséquences éthiques de la science, c’est sur le plan collectif, dans ses effets fastes ou néfastes sur notre bien être collectif.  Mais nous ne supposons pas un seul instant que les critères de ce qu’est une bonne théorie scientifique puissent avoir quoi que soit à voir avec les critères de ce que nous considérons comme éthiquement bon, permis ou défendu.

  Le problème que je voudrais examiner ici est celui de savoir s’il y a bien une telle division entre valeurs et normes épistémiques, ou cognitives, d’une part, et valeurs et normes pratiques d’autre part. C’est un problème que l’on peut poser aussi de la manière suivante : si nos enquêtes théoriques visent à produire un certain nombre de croyances vraies ou de connaissances, y a-t-il une éthique de la croyance ? Et s’il y en a une, est-ce une éthique au sens ordinaire du mot “ éthique ”, c’est-à-dire au sens où l’éthique vise normalement à évaluer nos actions comme bonnes ou mauvaises, comme permises ou défendues, comme obligatoires ou pas ? Il semble de prime abord, qu’il y ait trois positions possibles :

 

1)                     Il n’y a pas d’éthique de la croyance, parce que les croyances sont vraies ou fausses, et visent à circonscrire le domaine de ce qui relève du fait ; l’éthique ou le domaine de la valeur ne porte pas sur nos croyances, mais sur nos actions ; c’est la position qui repose sur une dichotomie stricte du fait et de la valeur

2)                     Il y a des normes et des valeurs épistémiques et cognitives, comme la recherche de la vérité et de la justification, et on peut bien en ce sens, parler d’une éthique de l’enquête scientifique, mais celle-ci n’a rien à voir avec l’éthique tout court qui régit le domaine pratique

3)                     Il y a des normes épistémiques et cognitives, qui recouvrent partiellement, ou peut être totalement, les normes pratiques, et l’éthique de la croyance est une forme de l’éthique tout court. Ce sont des normes et des valeurs communes, ou partiellement communes qui régissent les deux domaines, celui de la connaissance et celui de l’action.

 

La position que je voudrais défendre est une version de la position (3). Il y a un recouvrement partiel des normes épistémiques et des normes pratiques, sans qu’il y ait une identité entre les deux, ou une inclusion des premières dans les secondes ou vice versa.

 

 

1.                     La volonté de croire

 

 La question de savoir s’il y a une éthique de la croyance recoupe en grande partie la question suivante : est-il possible de vouloir croire ? En effet si l’on entend “ éthique ” au sens d’un ensemble de prescriptions quant à ce qu’il est bon de faire ou de ce qu’on doit faire, il semble que ce qu’il ne soit possible d’appliquer cette notion que si les croyances, qui sont principalement des états épistémiques, peuvent être considérées, d’une manière ou d’une autre comme des formes d’actions.

  Cette question, celle de la volonté de croire, ou celle de savoir si l’on peut croire à volonté, fut l’objet d’un célèbre débat, à la fin du siècle dernier, qui opposa le savant victorien William Clifford, dans son essai The Ethics of Belief, et le philosophe pragmatiste américain William James dans son essai The Will to believe. Clifford soutient qu’il y a une éthique de la croyance scientifique, qui tient simplement dans la maxime suivante : “ It wrong, always, and all the time, to believe anything on the basis of insufficient evidence. ” La position de Clifford est une variante de la position (2). Il soutient qu’il y a une norme propre à la croyance, ou en général à l’enquête scientifique, qui est de ne tenir pour vraies que les croyances qui sont justifiées par les données dont on dispose. Tout croyance qui serait, selon cette conception, obtenue par d’autres moyens que par l’examen des données qui la confirment et la justifient, n’est pas une croyance admissible. C’est pécher contre la méthode scientifique. Clifford admet donc qu’il y a une éthique propre à la croyance, et c’est pourquoi il emploie un terme évaluatif : “ It is wrong ” (on a tort). William James répond à Clifford que c’est une vision bien philistine et étroite des choses. Il y a des cas, nous dit-il, dans lesquels il peut être bon de croire des choses qu’on n’a pas de raisons bien assurées de croire. Et dans certains autres cas, il peut même être bon de croire à l’encontre des données dont on dispose. Si l’on devait, nous dit James, toujours respecter la règle selon laquelle nous ne devons croire qu’à proportion de ce que nous tenons comme évident ou bien confirmé par les faits dont nous disposons, nous irions contre ce qu’il appelle “ notre nature passionnelle ” et nous pourrions même aller contre notre propre intérêt dans le domaine de la connaissance. N’y a t-il pas des cas dans lesquels un savant peut, et même doit, croire en la vérité d’une hypothèse, parce qu’il la considère comme audacieuse, féconde, propre à faire avancer sa recherche, quand bien même cette hypothèse n’est pas totalement, ou même très peu établie ? Appelons la thèse de James volontarisme. James dit en fait deux choses.

 

(A)   D’une part il dit qu’on peut croire par l’effet de la volonté, par l’effet d’une certaine décision de croire, indépendamment des raisons épistémiques qu’on a de croire ;

(B)   D’autre part il dit qu’il peut être bon, ou même qu’on doit, dans un grand nombre de cas, croire par l’effet de la volonté, et que cela peut être rationnel de le faire.

 

        Il y a en fait une autre thèse possible :

 

(C)   Dans certains cas il peut être bon d’être irrationnel : s’il est rationnel

de ne croire qu’à proportion de ce que l’on est justifié à croire, il peut dans certains cas être bon de ne pas être rationnel. “ Bon ” peut à son tour être entendu en deux sens : “ bon ” au sens de “ utile ”, indépendamment de tout calcul rationnel, ou “ bon ” au sens de rationnel : en ce dernier sens James peut soutenir qu’il peut être rationnel de ne pas être rationnel.

    

        Examinons ces thèses.

 

 

La thèse volontariste présuppose, comme on vient de le voir la thèse(A), selon laquelle nos croyances sont, au moins dans certains cas, volontaires, et qu’en ce sens croire peut être une forme d’action, au même titre qu’aller se promener. Mais cette thèse n’est pas évidente. Bien que le sens commun admette que nous puissions former des croyances par l’effet de notre volonté ou de nos désirs, il ne s’ensuit pas que les croyances que l’on a par l’effet d’un processus mis en oeuvre par la volonté soient elles-mêmes volontaires. Nous ne pouvons pas décider de croire immédiatement n’importe quoi, par exemple que le Dalaï Lama est un dieu vivant. Supposons cependant qu’on le puisse, par l’effet, par exemple, de pilules spéciales qu’il suffirait d’avaler pour croire ce genre de choses. Serait-ce un cas de contrôle direct de la croyance par la volonté, au même titre qu’une action ? Non, pour deux raisons. D’une part ce serait un contrôle direct d’une action qui a comme effet de produire une croyance, mais ce ne serait pas un contrôle direct de la croyance correspondante. D’autre part le désir que je peux avoir de croire que le Dalaï Lama est un dieu vivant est certainement une raison pratique pour moi d’avoir cette croyance (elle me plait, ou m’est bénéfique), mais ce n’est pas une raison épistémique, au sens pascalien d’une “ preuve ”. Il en va exactement ici de même que dans les cas où l’on se cause à croire quelque chose par des moyens indirects. De même qu’il est possible de faire une action, par exemple préparer un gâteau, par l’intermédiaire de l’accomplissement d’autres actions, comme faire la pâte et mélanger les jaunes d’oeufs, il est parfaitement possible de se causer soi-même, par le moyen d’une drogue, de l’hypnose, ou de quelque autre technique, à croire quelque chose. Mais même si l’on y parvient, le produit de cette action, la croyance, n’en restera pas moins justiciable de raisons qui sont distinctes de celles qui ont pu motiver l’action. C’est vrai aussi des croyances qu’on appelle “ auto-réalisées ”, que le fait même de se causer à les avoir rend vraies: si je désire croire que je suis courageux, et y parviens, le fait d’avoir cette croyance pourra, dans certains cas, produire en moi du courage, et donc la vérité de ma croyance. Mais ces croyances sont paradoxales, parce que celui qui les a serait dans un état contradictoire. Si je veux croire que je suis courageux, c’est que je crois que je ne suis pas courageux (car on ne peut vouloir croire ce qui est déjà le cas) ; mais je parviens à croire que je suis courageux, cette croyance doit coexister en moi avec son contraire (que je ne suis pas courageux). Autrement dit, mes raisons épistémiques me conduisent à croire que non p alors que mes raisons pratiques m’ont conduit à croire que p. C’est comme si je pouvais dire : “ Je ne suis pas courageux, mais je crois que je suis courageux ” [1] Mais pour que le volontarisme (1a) soit vrai, il faudrait que l’on puisse accomplir des actions de croire uniquement pour des raisons pratiques, indépendamment de raisons épistémiques. Or ce n’est manifestement pas vrai. On répondra que les cas dans lesquels nous prenons nos désirs pour des réalités, ou nous aveuglons volontairement, sont légion, et que tout ce que l’argument qui vient d’être donné montre est qu’il aurait contradiction entre croire rationnellement et croire volontairement, mais qu’il ne montre pas qu’il ne puisse pas y avoir des formations irrationnelles de croyances volontaires. Mais alors de deux choses l’une. Ou de telles formations irrationnelles de croyances ont certaines causes psychologiques, qui échappent dans une large mesure aux agents, mais alors on peut difficilement dire que le sujet en est responsable, au sens où il maîtriserait ces causes. Ou bien il s’agit de formations de croyance qui sont des actions pour lesquelles l’agent a des raisons rationnelles, mais pratiques. Et il faut alors montrer que ces raisons pratiques de croire doivent pouvoir l’emporter sur les raisons épistémiques ou théoriques de croire, celles qui tiennent aux preuves de la croyance.

  Cette dernière thèse est  (B) , et elle a un sens normatif, et non plus descriptif. C’est une forme de pragmatisme. Elle suppose que les critères pratiques de rationalité d’une croyance puissent être toujours comparés à leurs critères théoriques ou épistémiques, et que, au moins dans certains cas, les premiers doivent prendre le pas sur les seconds. C’est aussi la thèse de Pascal dans son célèbre argument du pari. Représenté sous la forme courante d’une “ matrice de décision ”, l’argument a la forme suivante (très simplifiée) :

 

 

                                                     

   Etats de choses

Actes

 

      Dieu existe

  Dieu n’existe pas

 croire en Dieu

 

     1. vie éternelle

 

  2.vie finie

ne pas croire

 

     3.vallée de larmes

  4. statu quo ante

 

 

 

 

Même si la probabilité d’obtenir le résultat (1), si l’on accomplit l’acte de croire en Dieu, et si l’état de choses que Dieu existe est réalisé, est très faible, comparée à celle du résultat (2) si l’état de chose que Dieu n’existe pas est réalisé, l’utilité de (1) est toujours maximale (une infinité de bonheur), y compris, bien entendu, par rapport à l’utilité de (4) qui est faible, et celle de (3) qui est nulle. Par conséquent la décision de croire en Dieu est l’acte qui a toujours l’espérance mathématique (l’utilité espérée) maximale (autrement dit, en termes de la théorie de l’utilité et de la décision, c’est un acte qui “ domine ” toujours les autres, et qu’il est donc, en ce sens “ rationnel ” d’accomplir. Pascal se place ici dans le cas d’une croyance spécifique, la croyance en Dieu. Mais si on généralise l’argument “ pragmatiste ”, il dirait que

 

(P) Face au choix entre croire que p et croire que non p, il faut toujours

     adopter la croyance qui a la plus grande utilité pratique

 

 

 Le problème , avec cette thèse pragmatiste, est qu’il est douteux qu’on puisse évaluer l’utilité pratique d’une croyance indépendamment de sa garantie épistémique. Pascal admet bien, dans l’argument du pari, que la probabilité de l’existence de Dieu peut être considérée par celui qui parie comme faible. Il ne prend donc pas sa décision de croire en l’absence de toute évaluation épistémique de la vérité de la croyance en question. Dans tous les cas où nous prendrions une décision de croire indépendamment de toute évaluation épistémique de la croyance en question – par exemple quand nous sommes supposés décider de croire que le Dalaï Lama est un dieu vivant juste parce que cette croyance nous plaît, ou que nous jugeons qu’elle va nous être utile – non seulement il semble difficile d’imaginer que nous puissions considérer cette croyance indépendamment de toute évaluation de celle-ci comme vraie ou fausse, justifiée ou injustifiée, mais aussi nous admettons qu’il serait irrationnel, au sens épistémique du terme de l’admettre seulement pour des raisons pratiques. En d’autres termes, nous ne pouvons pas aisément – même s’il faut reconnaître que c’est possible- ne pas prendre en compte nos raisons de croire qui sont autres que nos raisons d’agir – ici d’agir de manière à croire quelque chose – et de l’utilité de nos croyances. Pour que le volontarisme pragmatiste soit vrai, il faudrait admettre soit qu’il est possible de réduire totalement la rationalité théorique à la rationalité pratique, soit de laisse complètement de côté toute rationalité. Mais dans le premier cas, il semble difficile de dire que nous puissions agir, prendre des décisions, indépendamment de toute évaluation de la vérité de nos croyances. Cela fait partie du concept usuel de délibération pratique que celui qui accomplit une action l’accomplit d’une part en vertu de ce qu’il désire, et en vertu des croyances qu’il a au sujet du monde, et au sujet de la réalisation possible de ses désirs. On peut certes désirer l’impossible, mais si l’on adoptait systématiquement la politique qui consiste à ne désirer que des choses impossibles, ou à ne pas prendre en compte la possibilité d’obtenir ce que ce l’on désire, en faisant complètement abstraction de ce que l’on croit quant à la nature des choses, on serait vite conduit à une position de frustration permanente. La stratégie qui consiste à prendre systématiquement ses désirs pour des réalités, ou d’adopter la politique de l’autruche,  est vouée à sa heurter à la réalité à un moment ou à un autre. Si l’autruche trouve de bonne politique de se cacher la tête face au danger, elle ne peut pas le faire systématiquement, sauf à se retrouver par exemple dévorée par son prédateur des pattes jusqu’à la partie du cou qui est encore immergée dans le sol. Par conséquent, que l’on admette la version faible de la thèse volontariste – il peut être rationnel de ne pas être complètement rationnel, ou même de ne pas être rationnel – ou la version forte – il faut renoncer à toute rationalité, on ne voit pas comment la thèse normative pourrait être justifiée.

     Cela n’a, en fait rien de surprenant. La notion même de croyance est la notion d’un état psychologique qui est supposé être vrai ou faux, justifiée ou injustifié par les données. Cela fait aussi partie du concept de croyance que si l’on a des croyances fausses, on les changera, pour adapter ses croyances au monde, et en avoir des vraies. Cela n’est pas le cas pour les désirs. Les désirs ne sont pas vrais ou faux, mais satisfaits ou insatisfaits. Si j’ai des désirs insatisfaits, je ne changerai pas nécessairement mes désirs. Ou plutôt je ne les changerai que si je découvre que je ne peux pas les satisfaire. Cela fait partie du concept même d’action rationnelle, ou de délibération, que j’agisse en fonction de mes croyances et de mes désirs, et qu’ils aient ces propriétés. Donc l’idée d’une volonté de croire comme action viole les conditions ordinaires de la croyance et du désir.

 

Donc même si nous parvenions à croire à volonté, nous serions dans une position contradictoire. Et même si nous pouvions admettre qu’il puisse être rationnel de croire en fonction de ce  qu’il nous est seulement utile de croire, il n’en reste pas moins que s’il n’y a pas, ou très peu, de preuves justifiant une croyance, il est irrationnel d’avoir cette croyance, aussi désirable et utile soit elle. Si l’action d’acquérir cette croyance est très désirable, et donc très rationnelle d’après au moins un critère de la rationalité pratique (l’utilité), la croyance elle-même, qui serait le produit de cette action, n’en serait pas pour autant rationnelle.

  Si le volontarisme normatif est faux, s’ensuit-il qu’il faille admettre la thèse de Clifford selon laquelle les seules raisons valables de croire sont des raisons épistémiques, ou des preuves concluantes? Mais ce n’est pas évident non plus. Le problème est que l’on ne peut pas seulement croire en fonction des preuves ou des données dont on dispose. Car on n’accorde sa créance que lorsqu’on a des raisons suffisantes pour croire. Mais quand ces raisons sont-elles suffisantes ? Selon certains philosophes, comme Descartes, il ne faut croire (juger) que quand on a une évidence complète, des idées claires et distinctes. Selon d’autres, comme Leibniz, il faut aussi se conformer à des règles ordinaires de logique. Selon d’autres encore, comme les empiristes, il suffit que des données rendent hautement probable une hypothèse. Il n’y a donc pas d’accord unanime quant à la suffisance des raisons de croire. Quoi qu’en dise sur ce point Descartes, pour la plupart des croyances empiriques, nous n’avons jamais de données absolument concluantes. Et la question de savoir quand nous avons de telles raisons n’est jamais fixée par avance. Quand, par conséquent, quand Clifford nous dit qu’il ne faut jamais croire sur la base de données insuffisantes, il fait tout simplement une pétition de principe.

 

2. Valeurs cognitives et valeurs pratiques

 

   Si l’on doit rejeter aussi le volontarisme que la thèse selon laquelle il n’y a que des raisons épistémiques de croire, faut-il pour autant en conclure qu’il n’y a pas de place pour une authentique éthique de la croyance, ni pour l’idée qu’on puisse être responsable de ce que l’on croit ? Non. Ce qu’il faut en conclure, plutôt, est que quand nous parlons d’éthique dans le domaine des croyances et des opinions, et donc de responsabilité quant à nos croyances, nous avons trop tendance à considérer cette responsabilité sur le modèle de la responsabilité pratique quant aux actions, et à supposer que la notion de responsabilité implique le contrôle volontaire. Nous avons également trop tendance à envisager le modèle d’une obéissance à des normes de la raison théorique sur le modèle de normes ou d’obligations de la raison pratique. Nous commettons la première erreur parce que nous suivons trop étroitement le modèle cartésien de la liberté comme liberté du vouloir. Et nous commettons la seconde parce que nous suivons trop étroitement le modèle kantien de la responsabilité comme obéissance au devoir. Ces modèles sont peut être appropriés dans le domaine pratique [2], mais ils ne sont pas appropriés dans le domaine théorique de la formation des croyances. Dans ce domaine, nous ne sommes pas responsables de nos croyances, parce qu’elles s’imposent à nous et sont vraies ou fausses indépendamment de notre contrôle. Et la seule norme théorique que nous ayons à suivre n’est pas une norme que nous nous donnons, telle une loi morale, mais une norme qui est constitutive du domaine théorique, que nous le voulions ou pas, qui est la norme de vérité. Il y a en ce sens une asymétrie importante entre le domaine théorique et cognitif d’une part et le domaine pratique d’autre part. On peut le voir, notamment, quand on considère les échecs que nous rencontrons dans l’un ou l’autre type de rationalité. Quand une personne ne parvient pas à exercer l’aptitude associée couramment au libre arbitre dans le domaine des actions, elle a les moyens de vérifier immédiatement que c’est le cas : par exemple celui qui agit à l’encontre de ce qu’il juge devoir faire éprouvera un conflit. En revanche rien de ce genre ne se produit dans l’échec à exercer une aptitude à la pensée libre. Dans le cas théorique ou cognitif, on peut n’avoir aucune expérience consciente d’avoir adopté une croyance à l’encontre de ses bonnes raisons. Notre contrôle sur nos raisons de croire ne peut, au mieux, qu’être indirect.

C’est pourquoi à la conception d’un contrôle absolu de nos jugements et de nos croyances par la volonté, il faut préférer la conception moins radicale, selon laquelle le rôle de la volonté se limite au pouvoir de suspendre son jugement quand on pense qu’on ne devrait pas juger. Selon cette conception, on ne peut avoir qu’un contrôle indirect sur ses croyances, par l’intermédiaire de la réflexion. Si j’ai la croyance que P, je peux réfléchir aux raisons que j’ai de croire que P. Cette réflexion me donne un motif pour croire que P. Mais je peux suspendre mon jugement. Je ne suis responsable ni de mes croyances, ni des normes qui les gouvernent (en particulier la norme selon laquelle on doit croire à proportion des données dont on dispose, et en ce sens la thèse de Clifford est correcte). Mais je suis néanmoins responsable des manières dont je conforme mes croyances à ces normes. Quelles sont ces manières ? Ce sont celles, précisément, par lesquelles nous prêtons attention aux données, les évaluons ou les rejetons. Ainsi dans certaines circonstances, je peux décider, à partir du moment où j’estime  avoir des données suffisantes, d’accepter que P, de le tenir pour acquis, ou comme un hypothèse de travail. Dans d’autres cas, je peux suspendre mon assentiment. Le modèle approprié d’une action de l’esprit en matière de croyances n’est alors pas tant celui de l’action libre, ni celui de l’obligation, mais le modèle prudentiel de la culture, chez celui qui se forme des opinions, de certaines vertus, envers lesquels il doit développer une certaine sensibilité. De même qu’il y a des valeurs morales, il y a des valeurs cognitives, comme la recherche du vrai, et des vertus cognitives comme l’imagination, la mémoire, ou la justesse du jugement. Et il y a des vices épistémiques, comme la crédulité, la bêtise ou le dogmatisme. C’est, me semble-t-il, le sens de la profonde remarque de Lichtenberg : “ Ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions ont fait d’eux. ” De la même manière que dans le cas des vertus éthiques, acquérir ces vertus consiste à acquérir des dispositions ou une seconde nature, l’acquisition de vertus épistémiques consiste à cultiver certaines dispositions. Mais ces dispositions, comme les dispositions éthiques, ne sont pas sous l’effet d’un contrôle volontaire direct. Cela ne veut pas dire que les vertus épistémiques en question soient identiques à des vertus éthiques. Elles relèvent d’un ordre distinct, si l’argument que j’ai avancé quant à la distinction de la rationalité épistémique et de la rationalité pratique est correct.  Mais en même temps, il est faux de dire qu’il n’y aurait aucun rapport entre la vertu épistémique et la vertu éthique, qui interdise d’employer, dans le premier cas, l’idée d’une éthique de la croyance.

 

 

3.     La bêtise

 

Revenons alors à la question initiale.  Qu’est-ce qu’être bête ? Qu’est-ce qu’être intelligent ? Est-on toujours bête et méchant ? Est-on toujours intelligent et bon ?

Ce sont des questions fascinantes, qui ont occupé tous les grands auteurs qui ont traité de la bêtise, d’Erasme à Musil, en passant par Swift, Voltaire, Jean Paul, Flaubert, Bloy, Valéry, Céline, Joyce, etc. . Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas un lien nécessaire entre la vertu épistémique et la vertu pratique. Considérons les personnages de Flaubert, qui est, de tous les écrivains, l’un de ceux qui a réfléchi le plus profondément sur la bêtise : Homais dans Madame Bovary, Félicité dans Un coeur simple, Bouvard et Pécuchet. Homais est l’incarnation du positivisme phillistin, celui qui croit à la science. Il est bête, mais il ne manque pas nécessairement d’intelligence. Félicité est abêtie, apathique, et elle finit dans l’adoration de son perroquet. Mais elle n’est certainement pas mauvaise, au contraire. Bouvard et Pécuchet sont, comme le dit Flaubert, deux “ crétins ” ; mais ils ne sont pas nécessairement ignorants. Au contraire, ils lisent énormément, et ils emmagasinent une quantité de savoir considérable, à la hauteur de tout ce que Flaubert a lu pour composer son roman. Et ils ne sont pas non plus insensibles aux valeurs cognitives, ni aux valeurs éthiques. Ils révèrent le savoir, ils sont attentifs à la justification de leurs croyances. Ils sont en ce sens très différents de Larsonneur, le maire du village. Et ils ne sont pas méchants. Au contraire ils sont, à bien des égards, des philanthropes. Flaubert voit donc parfaitement qu’on peut être idiot sans être mauvais, bête sans être ignorant.

         Il y a une interprétation courante du phénomène de la bêtise, qui en fait une maladie, un vice ou un défaut du jugement, donc un vice essentiellement épistémique ou cognitif. C’est l’interprétation de Kant, qui dit, dans la Critique de la raison pure : “ le manque de jugement est proprement ce que l’on appelle la bêtise, et contre ce vice il n’y a point de remède. ” Juger, selon Kant, c’est accorder les catégories de notre entendement avec des intuitions, être capable, dans une circonstance particulière de faire tomber un objet sous un concept. Le problème de bouvard et Pécuchet, selon cette analyse, c’est semble-t-il qu’ils ont un grand nombre de catégories, et un savoir abondant, mais qu’ils ratent toutes leurs entreprises, de jardinage, de fermage, politiques, religieuses, etc. parce qu’il leur manque la capacité à juger, à accorder les généralités qu’ils apprennent à l’expérience et aux cas particuliers. Mais c’est une interprétation purement épistémique de la bêtise, qui en fait un vice de la connaissance.

         Mais il y a une forme de bêtise différente, qui n’est pas insensible aux valeurs épistémiques, mais qui l’est aux valeurs pratiques. C’est d’elle que Musil, dans son célèbre essai “ über die Dummheit ” dit :

 

    “ Dans la vie de tous les jours, on entend généralement par un homme bête quelqu’un “ d’un peu faible de la têt ”. Mais il existe une grande variété d’anomalies intellectuelle et psychiques capables de si bien entraver ,contrarier, fourvoyer même une intelligence naturellement intacte, que l’on aboutit finalement à quelque chose pour quoi le langage ne dispose guère, une fois de plus, que du mot bêtise. ce terme englobe donc deux espèces au fond très différentes : une bêtise toute honnête, toute simple, et une autre qui, assez paradoxalement, peut même être un signe d’intelligence. La première tient plutôt à une faiblesse générale de l’entendement, la seconde à une faiblesse de celui-ci par rapport à un objet particulier ; c’est de loin la plus dangereuse. ” (tr. fr ed. Alia, tr. Jacottet, p.42)

 

La première bêtise est celle du cœur simple. La seconde est celle d’Homais, et peut être celle de Bouvard et Pécuchet. Mais on aurait tort de n’y voir qu’une bêtise théorique, ou cognitive, propre à l’entendement et à son usage. Ou plutôt, elle ne tient pas tant à l’entendement qu’à son usage dans les choses pratiques. C’est d’elle que Musil dit :

  

  “ La bêtise “ intelligente ” a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit – et à condition de ne pas entendre par là une simple sommes de sentiments – l’affectivité. Comme pensées et sentiments évoluent de concert, et que c’est le même homme qui s’exprime à travers eux, des notions telles qu’étroitesse, ampleur, souplesse, simplicité et fidélité peuvent s’appliquer aussi bien au penser qu’au sentir ; et même si la combinaison qui en résulte n’est pas encore parfaitement claire, elle suffit pour que l’on puisse dire que l’entendement relève aussi de l’affectivité et que nos sentiments ne sont pas sans attaches avec l’intelligence et la bêtise. Contre ce type de bêtise, il faut agir par l’exemple et la critique. ” (ibid p. 49-50)

 

Quand Musil parle d’affectivité, il fait explicitement allusion à la sensibilité et aux sentiments, à la fois à ceux que nous avons nous-mêmes et ceux que nous avons vis à vis d’autrui. Ce qu’il veut dire, je crois, est que la bêtise intelligente peut être le fait de personnes parfaitement instruites et savantes, mais qui sont bêtes parce qu’elles ne sont pas sensibles aux valeurs éthiques. Or les valeurs éthiques ont quelque chose à voir avec les sentiments et l’affectivité. Elle relèvent de la sensibilité à des manières de sentir et d’agir en fonction de ses sentiments. Etre bête est donc parfaitement compatible, si l’on est insensible à ces valeurs, avec le fait d’être par ailleurs très intelligent, et même avec le mépris de la bêtise comme défaut épistémique. Ne pas être bête, selon cette conception, ce n’est pas être sensible aux valeurs et aux normes éthiques – puisqu’on peut être bon et honnête tout en étant stupide intellectuellement, mais aussi aux valeurs épistémiques. J’en infère que ne pas être bête implique de saisir ce qu’il y a de commun à ces deux types de valeurs. Elles ne sont pas identiques, elles ne se réduisent pas les unes aux autres, sans quoi la thèse de Clifford ou celle de James seraient correctes. Mais elles partagent une structure commune. Bien juger, ce n’est pas seulement exercer correctement son intellect dans le jugement théorique, c’est aussi bien exercer sa sensibilité aux affects et la justesse du jugement pratique. C’est pourquoi il n’y a pas une séparation complète du théorique et du pratique, de la croyance et de l’action, de l’éthique de l’une et de l’éthique de l’autre, et en définitive de l’entendement et de la volonté. Musil indique ce que serait une division complète de l’action et de la connaissance. Elle conduirait à formuler des préceptes du genre : “  Abstiens toi de juger et de trancher chaque fois que tu manques d’information ”. Mais c’est, nous dit-il, un précepte qui nous “ figerait ”. Il lui préfère le suivant : “  Agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d’erreur de ton action ”, qui, nous dit-il, s’il était suivi, représenterait déjà “ la moitié du chemin en direction d’une réforme vraiment féconde de notre vie. ” (ibid. p.52)

 

4. Conclusion

 

                   On peut ainsi comprendre le lien entre justification éthique et justification épistémique. Elle consiste à ne pas considérer que celle-ci ait à répondre à des normes supposées nécessaires et universelles – sous la forme d’impératifs catégoriques – mais qu’elle doit plutôt répondre à des valeurs. Une norme est ce qui appelle des actions, qui seront sanctionnées si elles ne sont pas conformes à celle-ci, alors qu’une valeur appelle plutôt une certaine sensibilité. On dira alors plutôt que ce sont les qualités d’une personne et son aptitude à percevoir les valeurs cognitives qui constituent la réponse appropriée à celles-ci, et que ce qu’elles appellent, ce sont plutôt des vertus que des actions. De même qu’il y a des vertus épistémiques – par exemple la modération dans le jugement, la pondération, le scrupule, l’intelligence – il y a des vices épistémiques – par exemple la précipitation, la crédulité, le conformisme, et, on vient de le voir, la bêtise. Certains auteurs contemporains[3] soutiennent en ce sens qu’on peut formuler une “ épistémologie  fondée sur la vertu ” selon laquelle la justification épistémique doit s’analyser en termes de sensibilité appropriée à des valeurs cognitives. Cette thèse se heurte aux mêmes difficultés que la conception déontologique de la justification fondée sur des normes, à ceci près qu’une vertu, qui est une disposition, n’a pas besoin pour autant d’être consciente, ce qui rend la thèse en question moins vulnérable aux objections des externalistes (en fait certains externalistes se réclament de la notion de vertu épistémique[4]). De plus l’épistémologie des vertus épistémiques permet de concilier le caractère à la fois passif et actif de nos croyances. Dans la mesure où une vertu épistémique est une disposition à acquérir des croyances, elle est passive et non réfléchie. Mais dans la mesure où les vertus s’acquièrent et se cultivent, elles sont partiellement volontaires et actives. Cela rendrait compte du fait qu’on ne peut pas blâmer ou louer un individu pour telle ou telle croyance qu’il a acquise, bien qu’on puisse le blâmer ou le louer pour être le type de croyant qu’il est (par exemple un conformiste, un crédule ou un imbécile, qui sont tous des défauts de caractère). Aristote voyait dans le phronimos un cas de sagesse à la fois théorique et pratique, et l’unité des vertus cognitives et des vertus pratiques, ce que nous avons appelé leur croisement, se trouve peut être là.

 

 

 

                                                                             Pascal Engel

                                                                             Université Paris-Sorbonne



[1] Ce genre d’énoncés forment ce que l’on appelle “ le paradoxe de Moore ” : “ P, mais je crois que non P ”

[2] J’en doute, mais c’est une autre question.

[3]  par exemple Lorraine Code, Epistemic Responsibility, Brown University Press 1987, Linda Zabrewski, Virtues of the Mind, Cambridge University Press, 1996.

[4]  par ex. E. Sosa, Knowledge in Perspective, Cambridge University Press, 1991