Claudine Tiercelin. Dictionnaire d’histoire et de
philosophie des sciences (sous la direction de D. Lecourt) PUF, 1999, p.
802-806 .
< TITRE> RÉALISME
<TEXTE>
<IT1> PROBLÈMES DE DÉFINITION
Le
terme “réalisme” a des sens si
variés en philosophie qu’on peut s’attendre à ce qu’il en soit de même en
philosophie des sciences. Au sens traditionnel, celui de la scolastique, le réalisme est une doctrine métaphysique
qui affirme l’existence des entités abstraites et des universaux, et s’oppose
au nominalisme, qui nie l’existence
de ces entités, ou les réduit à des constructions verbales, pour accorder une
existence aux seuls individus. Dans la philosophie moderne, le réalisme porte
sur l’existence d’une réalité extérieure
à l’esprit, et s’oppose à l’idéalisme,
qui nie l’existence d’une telle réalité indépendante, et qui prend souvent une
forme réductionniste ou phénoméniste, selon laquelle notre connaissance ordinaire des objets du monde
extérieur peut être réduite à des structures de sensations ou de phénomènes
perçus. En logique et en sémantique, le réalisme est la thèse selon laquelle
une proposition est vraie ou fausse indépendamment des moyens que nous avons,
ou pourrions avoir, de la vérifier, et s’oppose à ce que Dummett appelle l’anti-réalisme, pour qui la vérité d’une
proposition dépend de sa vérifiabilité en pratique ou en principe. Ces sens ne
sont pas équivalents, puisque le nominalisme admet l’existence d’une réalité
extérieure (mais composée seulement d’individus), et que l’anti-réalisme
l’admet aussi (puisque notre
vérification peut s’exercer sur un monde indépendant de nous). Mais si l’on
réunit ces trois critères, le réalisme, relativement à un corps de connaissance
quelconque, peut être résumé comme la conjonction de deux thèses: (a) une thèse
d’indépendance : nos jugements sont
vrais en vertu de l’existence d’un monde indépendant de notre connaissance; (b) une thèse relative à la connaissance : nous pouvons savoir si ces jugements sont vrais. Ainsi conçu, le
réalisme est soumis à une tension caractéristique: si le monde est indépendant
de notre connaissance, comment pouvons-nous réellement le connaître? Un
réalisme radical sera confronté directement à cette tension, mais un réalisme
modéré essaiera de rendre compatibles (a) et (b), par exemple en défendant une
forme d’idéalisme “transcendantal”, au sens de Kant, par opposition au réalisme
“empirique”. Inversement, l’idéalisme rejettera (a) (et n’acceptera (b) que si
la vérité de nos énoncés n’est pas indépendante de notre vérification); quant
aux sceptiques, ils rejetteront à la
fois (a) et (b).
En
philosophie des sciences, on retrouve approximativement ces divisions. Le
réalisme scientifique est d’abord une thèse affirmant l’existence des entités
postulées par les théories scientifiques (par exemple les atomes, les
molécules, ou les électrons), qu’on appelle souvent réalisme théorique. Il s’oppose à l’instrumentalisme selon lequel nos théories scientifiques ne sont
que des moyens calculatoires permettant de prédire des observations, et selon
lequel les termes “théoriques” qui figurent dans nos explications peuvent être
réduits à des termes observables. En ce sens, l’instrumentalisme est, comme le
phénoménisme, un réductionnisme, dont l’expression la plus traditionnelle se
trouve dans la tradition antique selon laquelle la science ne peut que “sauver
les phénomènes” (Duhem 1908), reprise par Osiander dans sa préface au De Revolutionibus de Copernic, par
Bellarmin contre Galilée, par Berkeley dans ses arguments contre les
newtoniens, puis incarnée, sous sa forme contemporaine, par le positivisme de
Mach et de ses successeurs positivistes logiques, pour qui la science ne vise
qu’à produire des théories empiriquement adéquates, par une mise en ordre
économique des faits (cf. aussi Duhem 1906, et pour une version contemporaine
sophistiquée, Van Fraassen 1981). Cet instrumentalisme ne nie pas
nécessairement l’existence du monde expliqué par les théories scientifiques, ni
la vérité de celles-ci. Mais il soutient, avec les formes traditionnelles
d’idéalisme, qu’il n’y a pas de monde “au delà” de nos théories, et que
celles-ci sont vraies seulement parce que nous les acceptons et avons des
critères empriques pour le faire. Un réalisme radical, au contraire, admet que
toutes nos théories pourraient en principe être fausses. C’est pourquoi des
auteurs comme Popper associent souvent leur réalisme scientifique à un faillibilisme quant aux théories
scientifiques, qui permet, selon eux, de distinguer la science de la
non-science: seules les théories de la première sont réfutables en principe.
Cependant, la tension évoquée plus haut ressurgit ici, car l’histoire des
sciences montre, semblet-il, que des théories jugées vraies à une époque se
sont en général révélées fausses, ce qui peut, loin de confirmer le
réalisme, induire au relativisme, qui
est une forme de scepticisme. Une autre version de la tension interne au
réalisme se retrouverait dans le constat suivant: plus la science progresse,
plus elle semble s’éloigner de la description du monde du sens commun, et de
son “image manifeste” (Sellars), et par conséquent elle semble nous conduire à
rejeter le réalisme naïf, qui croit qu’il y a des tables, des chaises, et des
objets matériels ordinaires. Comment, dans ces conditions, réconcilier
l’attitude réaliste “naturelle” avec le réalisme sophistiqué et complexe appelé
par le progrès scientifique? Enfin, les
mêmes problèmes se posent au sujet des types de connaissance qui ne sont pas,
comme celles des sciences de la nature, empiriques, celles de la logique et des
mathématiques. Au réalisme traditionnel s’associe en philosophie des
mathématiques la thèse “platoniste” selon laquelle les objets mathématiques
(par exemple les nombres ou les ensembles) existent réellement, dans un univers
non sensible, et ont une existence indépendante des procédures de
démonstration; ce que nie le nominalisme, pour qui tous les énoncés
mathématiques peuvent être redécrits sans faire appel à des entités abstraites;
le constructivisme soutient que l’existence de ces entités est relative à nos
procédures de preuve. Mais si le réalisme mathématique est correct, comment
peut-on admettre la vérité de propositions mathématiques qu’on est incapable de
démontrer?
<IT2> LES ANTINOMIES DU RÉALISME
La
controverse classique entre le réalisme scientifique (RS) et l’instrumentalisme
(I) peut être présentée sous la forme d’une série d’antinomies, qu’on peut
formuler à la manière kantienne:
THÉSE R |
ANTITHÈSE I |
1) Les faits observables fournissent
des données confirmant indirectement l’existence d’entités non-observables et
nos théories décrivent cette réalité inobservable |
1a)Les faits observables ne permettent pas d’inférer l’existence
d’entités inobservables et nos théories ne sont que des instruments pour nos
prédictions |
2) Les entités théoriques postulées
par les sciences sont indispensables à nos explications et inéliminables. |
2a) Les entités théoriques peuvent
être réduites et éliminées au profit de constructions renvoyant à des
observations |
3) Le succès de nos théories
scientifiques (en particulier dans leurs prédictions) ne peut s’expliquer que
parce qu’elles sont vraies. |
3a) Nos théories scientifiques
peuvent réussir dans leurs prédictions sans être pour autant vraies d’un monde indépendant. |
Ces
antithèses semblent irréductibles, parce qu’à chaque avancée “réaliste” de la
science, une parade instrumentaliste paraît possible. C’est ainsi que la philosophie
naturelle du XVIIème siècle distingue les qualités secondes des objets,
relatives à notre esprit, des qualités premières, comme l’étendue, la forme ou
la solidité, seules “réelles”; mais les arguments berkeleyiens contestent cette
distinction et mettent en doute la connaissabilité des qualités premières. La
théorie cantorienne des ensembles vient apparemment conforter nos intuitions
réalistes en mathématiques, mais diverses constructions logicistes semblent
permettre une analyse des ensembles en termes plus primitifs et moins “coûteux”
ontologiquement. L’atomisme en physique paraît l’emporter au début du XXème
siècle, mais la théorie des quanta et l’interprétation de Copenhague prétendent
réduire nos intuitions réalistes en ce domaine.
Quand on
considère les arguments des deux camps, on retrouve le même mouvement de
balancier. La stratégie usuelle du réaliste consiste à soutenir qu’il y a
certains traits tenaces de la pratique scientifique qui permettent apparemment d’éviter
une contre-attaque instrumentaliste. Les réalistes ont invoqué trois sortes de
traits . Le premier est le fait que la science tend à l’unification de ses théories. Par exemple, la théorie cinétique des
gaz explique leurs variations en volume, en pression, ou en température par le
mouvement des particules, et semble devoir s’accorder avec la théorie atomiste
de la matière. Si les théories n’étaient que des techniques de calcul et non
pas des descriptions vraies de la réalité, comment de telles unifications
seraient-elles possibles? Le second trait est le caractère explicatif des théories: comment une théorie peut-elle réellement
expliquer des phénomènes si les entités qu’elle postule n’existent pas? Le
troisième est l’existence de prédictions
nouvelles (comme la courbure de la
lumière près du soleil, prédite par la théorie générale de la relativité, et
confirmée par Eddington après observation d’une éclipse en 1919), qui , selon
le réaliste, serait impossible si les théories n’étaient pas vraies. Mais
l’instrumentaliste peut répondre au premier argument que l’unification des
théories est motivée par la recherche d’un instrument unique, ou qu’il n’y a
pas d’unification de ce genre, la science n’étant qu’un ensemble de recettes et
de techniques qui “marchent” sans théorie générale (Cartwright); au second
argument, il peut répondre que le but de la science n’est pas l’explication, mais
seulement la prédiction; contre le troisième argument, il peut répliquer que la
pratique des prédictions scientifiques n’engendre pas plus de prédictions vraies que des conjectures faites au
hasard, ou, de façon moins radicale, que la structure de prédictions nouvelles
produites par la science ne prouve pas que ces structures répondent à des
causes sous-jacentes cachées.
Mais les
arguments instrumentalistes ne sont pas tous de l’espèce défensive. L’argument
positif le plus fort contre le réalisme est celui que l’on a coutume d’appeler,
depuis Quine (1960), l’argument de la “sous- détermination des théories par les
données empiriques”(SDTD): étant donné une théorie quelconque au sujet d’entités
inobservables, qui rend compte des données empiriques, il y aura toujours
d’autres théories incompatibles rendant compte des mêmes données. Deux voies
mènent à cette thèse. La première, formulée clairement par Duhem et reprise par
Quine (d’où son nom de “thèse Duhem-Quine” (DQ)), consiste à dire qu’une
théorie n’est jamais infirmée par une observation unique (il n’y a pas
d’expériences cruciales), mais par des observations faites en conjonction avec
des hypothèses auxiliaires. En d’autres termes, une expérience seule ne teste
jamais une théorie, toute théorie peut être de manière cohérente maintenue
contre des données contraires, et par conséquent toute théorie est
sous-déterminée par les données supposées la confirmer. L’autre voie a été formulée par Poincaré :
soit T une théorie complète sur la réalité physique, et qui a des conséquences
observationnelles; on peut toujours construire une théorie T’ plus complexe
postulant des mécanismes non-observables, mais qui a les mêmes conséquences
observationnelles. Toutefois, même s’il y a de bonnes raisons d’admettre SDTD
et DQ, il faut noter qu’elles ne réfutent pas le réalisme. Car tout ce qu’elles
montrent est qu’une théorie au sujet d’inobservables s’accordera avec n’importe
quel ensemble de données observables. Cela ne montre en rien que les théories
rivales en question s’accorderont aussi bien les unes que les autres avec les
données, ni que, parmi les options possibles, l’une d’elles ne sera pas plus
plausible que les autres: quelqu’un qui croit que la terre est plate peut
toujours adapter sa thèse de manière à
la rendre compatible avec les données astronomiques, géographiques, etc., sans
que cela implique qu’on doive le prendre au sérieux. De plus, la thèse SDTD suppose qu’une théorie est confirmée par
les données si elle implique, déductivement, ces données (selon la conception
hypothético-déductive). Mais on peut aussi admettre l’existence de validations
inductives, et soutenir que seul un nombre limité d’inférences inductives
permettent de conclure à des généralisations à partir de données, en sorte que,
là encore, on n’est pas obligé de tenir compte de toutes les données
confirmant une théorie pour accepter sa vérité (l’induction procède par élimination plutôt que par énumération dans le choix de théories).
Un autre
argument influent à l’encontre du réalisme, déjà mentionné, est que la plupart
des théories scientifiques se sont révélées fausses au cours de l’histoire, en
sorte que nos théories présentes
pourraient subir le même sort. Mais ici aussi, il faut distinguer différents
degrés d’exposition des théories à la fausseté. Les théories cosmologiques, la
physique des particules, ou les hypothèses paléontologiques ont plus de chances
de se révéler fausses que la théorie de la composition chimique des molécules,
parce que nous disposons de moins de
données sur l’évolution des primates que sur la composition chimique de l’eau,
par exemple. En ce sens, on peut soutenir que le réalisme est plus assuré dans
certains domaines que dans d’autres. Mais ce n’est pas pour autant une bonne
nouvelle pour ses défenseurs, car le fait que notre physique fondamentale
actuelle puisse devenir fausse est certainement plus menaçant que le fait que
nous n’ayons apparemment plus grand chose à découvrir, et donc à infirmer, sur
la structure moléculaire de l’eau. Quoi
qu’il en soit, l’idée que nos théories scientifiques puissent n’être
qu’approximativement vraies ou fausses, ou vraies selon les domaines, revient,
pour le réaliste, à faire une concession de taille par rapport à la version
forte de cette thèse, selon laquelle nos théories pourraient être fausses sans
que nous le sachions.
On
retrouverait les mêmes antinomies en philosophie des mathématiques. L’option
“réaliste” y est couramment incarnée par le platonisme, selon lequel les
nombres, les ensembles ou les classes sont des entités réelles, existant
indépendamment de nos démonstrations; quant à l’option instrumentaliste, elle y
est incarnée par le constructivisme et diverses variétés d’intuitionnisme,
selon lesquels ces entités n’existent que si l’esprit, ou nos pratiques démonstratives,
permettent de les construire. L’introduction de la théorie des ensembles par
Cantor sembla consacrer une victoire du platonisme, mais on se mit à avoir des
doutes aussi bien sur la signification de la hiérarchie cantorienne d’ensembles
infinis, dans la mesure où elle dépassait de loin le contenu de la théorie des
nombres requis par Kronecker et d’autres, que sur la non-contradiction logique de cette construction. Le programme
de Hilbert en métamathématique est, en ce sens, une tentative ambitieuse pour
montrer que l’on peut assurer cette cohérence en utilisant les moyens les plus
sûrs (finistes et constructvistes). Le théorème de Gödel en 1931 bloqua
certainement ce programme, en montrant qu’il est impossible de donner une telle
preuve de non-contradiction. Mais l’idée de Hilbert, selon laquelle les
arguments métathéoriques doivent satisfaire des réquisits plus stricts que ceux
que la théorie elle-même impose, restent corrects. En d’autres termes, même si
le “paradis de Cantor” se trouvait en dernière instance justifié, on ne devrait
pas pour autant renoncer aux critères les plus usuels de preuves finistes. Et
en ce sens, malgré le théorème de Gödel selon lequel certaines propositions
sont indémontrables mais vraies, ce qui sanctionne l’intuition réaliste, les
constructions mathématiques demeurent encore relatives à nos démonstrations, ce
qui sanctionne l’intuition “anti-réaliste”.
Non
seulement ces arguments en faveur de l’une ou l’autre position ne sont pas
concluants, mais on peut être tenté de les renvoyer dos à dos, quand on
considère certaines versions sémantiques de ces thèses. L’une des croyances les
plus enracinées du réaliste scientifique est que les termes de nos théories ont
une référence déterminée à des entités réelles, transcendant les cadres
théoriques dans lesquels ces termes sont employés. Or l’idée, largement admise
depuis Bachelard et Kuhn, selon laquelle la référence des termes des théories
scientifiques varie selon les contextes théoriques (ou les “paradigmes”)
auxquels ils appartiennent, conduit à douter du caractère transthéorique de ces
termes, et invite par conséquent à une forme de relativisme. Mais l’argument
fondé sur la traductibilité ou l’intraductibilité des termes d’une théorie à
une autre se heurte à une difficulté de taille, qui est une conséquence de la
thèse SDTD ou DQ. Quine a montré que DQ conduit à l’idée que la signification
d’un énoncé, et sa référence, sont toujours sous-déterminées par l’ensemble des
comportements observables qui lui sont associés, au sens où deux assignations
incompatibles de signification à une même phrase mais compatibles avec un même
ensemble d’observations, sont toujours possibles, et qu’on peut donc toujours trouver deux traductions de
phrases de deux langages distincts qui soient incompatibles et néanmoins
correctes. Cette thèse d’“indétermination de la traduction” conduit à douter
qu’on puisse défendre le réalisme ou la thèse opposée à partir de la notion de
traduction. Elle mine également l’un des arguments majeurs de
l’instrumentalisme contemporain. En effet, selon la reconstruction du “langage
de la science” formulée par les positivistes logiques, ce dernier pourrait être
divisé en deux sous-langages, l’un “théorique” (contenant des termes désignant
des entités inobservables), l’autre “observationnel” (contenant des termes désignant des observables seulement), et il
serait possible de réduire le premier au second. Cela suppose que l’on puisse
établir la synonymie des termes des
deux langages. Mais l’indétermination de la signification ruine ce projet
réductionniste du positivisme logique et l’instrumentalisme qui l’anime. Et si
la référence, comme la signification, sont indéterminées, pourquoi
devrions-nous attendre de l’ontologie, c’est-à-dire du domaine d’entités
postulées par une théorie scientifique, qu’elle le soit?
<IT1>
UNE TROISIÈME VOIE?
Si l’on
veut éviter le scepticisme auquel ce genre d’argument semble conduire, il ne
reste apparemment que deux voies possibles. L’une d’elles est une variante de
la thèse kantienne de l’idéalisme transcendantal: la “réalité existe, mais nous
ne pouvons y avoir accès en dehors de nos constructions scientifiques et de nos
théories, et par conséquent, il ne peut pas y avoir de réel “transcendant” par
rapport à la pensée. Peirce propose une version de cette thèse quand il
soutient que nos théories scientifiques sont vraies “à la limite de l’enquête”,
c’est-à-dire dans un stade ultime (peut-être inatteignable, mais idéal) de la
recherche scientifique. Putnam a défendu une idée voisine avec ce qu’il appelle
un “réalisme interne” ou immanent à notre connaissance, et c’est peut-être la
même position qu’exprimait Einstein quand il disait: “Le vrai problème est que
(…) la physique décrit la “réalité”, mais nous ne savons pas ce qu’est la
réalité.” (Einstein 1935). Cette position accepte la thèse (b) du réalisme
ci-dessus, selon laquelle nous pouvons connaître la vérité, mais conduit à nier
la thèse (a) d’indépendance. En ce sens, on ne voit pas ce qui la distingue, en
dernière instance, de l’idéalisme, ni comment elle peut échapper aux
difficultés classiques de la notion de “chose en soi”. La seconde voie, qui
n’est pas nécessairement incompatible avec la première, consiste à évacuer
toute référence, même idéale, à une réalité “transcendante” ou “externe” par
rapport à l’enquête scientifique, et à admettre qu’il y a un ensemble de
truismes à propos de la science qui sont communs à la fois au réalisme et aux
diverses variétés d’instrumentalisme ou d’anti-réalisme, dont le principal est
que les théories bien confirmées devraient être acceptées comme vraies. Selon
ce réalisme “minimal”, qu’A. Fine a appelé “l’attitude ontologique naturelle”, on
s’interdit de postuler quelque thèse métaphysique “profonde” que ce soit sur la
vérité et la réalité, et on se contente d’employer les concepts de vérité et de
réalité dans leur sens le plus usuel.
Cette
attitude neutraliste ou déflationniste est certainement conforme à la pratique
globale et la plus usuelle des scientifiques. Elle s’interdit aussi bien de
voir dans les progrès de la science une montée progressive vers une vérité
ultime que de conclure que cette vérité se réduit à l’adéquation empirique
régulière de théories qui seraient à jamais soustraites à toute confrontation à
une réalité externe. Elle peut adopter une attitude ouverte par rapport aux
changements de “paradigmes”, et examiner si ces changements sont de véritables
changements dans la référence des termes, ou s’ils sont compatibles avec leur
stabilité référentielle. Enfin, elle nous laisse libres d’interpréter les
efforts d’unification des scientifiques comme des marques de la simplicité des
voies de la nature ou comme des marques de la simplicité “économique” de nos
instruments théoriques pour la connaître, ou les succès de la.science comme des
réussites dans l’explication ou dans la prédiction.
<IT1> LE RÉALISME ET LA PRATIQUE SCIENTIFIQUE
Une fois
décrites ces diverses options possibles par rapport au problème métathéorique
du réalisme, il resterait à voir si, de l’intérieur même de la pratique
scientifique, on peut les retrouver effectivement. A cet égard, la controverse, depuis le début de ce siècle, sur
les fondements de la mécanique quantique revêt un caractère exemplaire, dans la
mesure où on ne voit pas quelle autre discipline peut avoir plus de titre à
décrire la réalité fondamentale que la physique (et, en ce sens, le réalisme
scientifique prend souvent la forme d’un physicalisme, qui entend réduire
toutes les sciences à la physique). L’interprétation de Copenhague paraît
sanctionner le non-réalisme, et l’idée que le réel est nécessairement relatif à
nos mesures, à nos observations et à nos interprétations., alors que les
diverses théories des variables cachées semblent militer en faveur d’une
position réaliste. La difficulté que l’on a ici à reconnaître dans les
résultats des physiciens quantiques (comme les inégalités de Bell) des
arguments en faveur de l’une ou l’autre position tient au fait que la “réalité
quantique”, telle qu’ils la décrivent, est si profondément éloignée des
catégories de la pensée usuelle: peut-on encore y parler d’”objets” , de
“propriétés”, d’”états”, ou de
“relations” au sens usuel que nous donnons à ces notions (Bitbol 1996),
et, en ce sens, la controverse réalisme/instrumentalisme y a-t-elle encore un
sens? Mais on retrouverait aussi une version de la voie neutraliste décrite
ci-desus— à moins qu’elle ne corresponde à une forme renouvelée de kantisme —
dans la thèse de certains physiciens, comme d’Espagnat (1994), d’un “réel
voilé”, selon laquelle, bien que la mécanique quantique sanctionne, dans tel ou
tel domaine particulier, des descriptions acceptables équivalentes d’un même
ensemble de données (conformément à SDTD), il y a un élément structural ou
nomologique minimal qui n’est pas arbitraire, et permet de parler d’une réalité
indépendante des diverses descriptions. De même, en philosophie des
mathématiques, certains philosophes, comme Wright, ont soutenu que même si une théorie platoniste
des nombres comme celle de Frege est en elle-même inacceptable du point de vue
de réquisits constructivistes, on peut toutefois défendre une forme de
platonisme “minimal”, selon lequel les critères syntaxiques de référence à des
nombres comme objets sont toujours satisfaits.
Ces
diverses tentatives visant à retrouver une voie médiane entre nos intuitions
réalistes et anti-réalistes les mieux enracinées se heurteront toujours à la
résistance de ceux qui, philosophes comme scientifiques, entendent voir dans
les développements scientifiques particuliers la confirmation de ces intuitions
et chercheront à leur donner une expression métaphysique plus profonde.. Ainsi
les scientifiques qu’inspirent les théories contemporaines de la dynamique des
formes naturelles seront-ils toujours tentés de voir dans la continuité de ces
formes, la preuve de dispositions causales stables émergeant progressivement
dans la nature, au nom d’un néo-aristotélisme (Thom, Largeault), que ne
renieraient pas les philosophes qui, comme Peirce, ou Armstrong, entendent
défendre des versions contemporaines du réalisme scolastique des universaux,
fondées sur des lois de la nature comme régularités causales réelles. Inversement, les philosophes
qui arguent, à l’instar de Van Fraassen, de l’impossibilité de maintenir des
notions réalistes comme celles de “loi de la nature” dans le contexte de la
science contemporaine, soutiendront que des principes plus faibles de symétrie,
ou la pluralité des modèles scientifiques, viennent étayer une position
anti-réaliste. Toutefois, et même si la balance peut, à la faveur de tels ou
tels développements, peser dans un sens ou dans un autre, il est peu probable que la pratique des
scientifiques s’écarte fortement des exigences du réalisme minimal qui est un
trait permanent de la méthode, à défaut d’être un trait de l’ontologie,
scientifique.
<SIGNATURE> CLAUDINE TIERCELIN.
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Æ Explication, Instrumentalisme,
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Duhem, Quine, Putnam, Peirce, Popper.