Claudine Tiercelin. Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences (sous la direction de D. Lecourt) PUF, 1999, p. 802-806 .

 

< TITRE> RÉALISME

<TEXTE>

<IT1> PROBLÈMES DE DÉFINITION

       Le terme “réalisme” a des sens si variés en philosophie qu’on peut s’attendre à ce qu’il en soit de même en philosophie des sciences. Au sens traditionnel, celui de la scolastique, le réalisme est une doctrine métaphysique qui affirme l’existence des entités abstraites et des universaux, et s’oppose au nominalisme, qui nie l’existence de ces entités, ou les réduit à des constructions verbales, pour accorder une existence aux seuls individus. Dans la philosophie moderne, le réalisme porte sur l’existence d’une réalité extérieure à l’esprit, et s’oppose à l’idéalisme, qui nie l’existence d’une telle réalité indépendante, et qui prend souvent une forme réductionniste ou phénoméniste, selon laquelle notre connaissance ordinaire des objets du monde extérieur peut être réduite à des structures de sensations ou de phénomènes perçus. En logique et en sémantique, le réalisme est la thèse selon laquelle une proposition est vraie ou fausse indépendamment des moyens que nous avons, ou pourrions avoir, de la vérifier, et s’oppose à ce que Dummett appelle l’anti-réalisme, pour qui la vérité d’une proposition dépend de sa vérifiabilité en pratique ou en principe. Ces sens ne sont pas équivalents, puisque le nominalisme admet l’existence d’une réalité extérieure (mais composée seulement d’individus), et que l’anti-réalisme l’admet aussi  (puisque notre vérification peut s’exercer sur un monde indépendant de nous). Mais si l’on réunit ces trois critères, le réalisme, relativement à un corps de connaissance quelconque, peut être résumé comme la conjonction de deux thèses: (a) une thèse d’indépendance : nos jugements sont vrais en vertu de l’existence d’un monde indépendant de notre  connaissance; (b) une thèse relative à la connaissance : nous pouvons savoir  si ces jugements sont vrais. Ainsi conçu, le réalisme est soumis à une tension caractéristique: si le monde est indépendant de notre connaissance, comment pouvons-nous réellement le connaître? Un réalisme radical sera confronté directement à cette tension, mais un réalisme modéré essaiera de rendre compatibles (a) et (b), par exemple en défendant une forme d’idéalisme “transcendantal”, au sens de Kant, par opposition au réalisme “empirique”. Inversement, l’idéalisme rejettera (a) (et n’acceptera (b) que si la vérité de nos énoncés n’est pas indépendante de notre vérification); quant aux sceptiques, ils  rejetteront à la fois (a) et (b).

         En philosophie des sciences, on retrouve approximativement ces divisions. Le réalisme scientifique est d’abord une thèse affirmant l’existence des entités postulées par les théories scientifiques (par exemple les atomes, les molécules, ou les électrons), qu’on appelle souvent réalisme théorique. Il s’oppose à l’instrumentalisme selon lequel nos théories scientifiques ne sont que des moyens calculatoires permettant de prédire des observations, et selon lequel les termes “théoriques” qui figurent dans nos explications peuvent être réduits à des termes observables. En ce sens, l’instrumentalisme est, comme le phénoménisme, un réductionnisme, dont l’expression la plus traditionnelle se trouve dans la tradition antique selon laquelle la science ne peut que “sauver les phénomènes” (Duhem 1908), reprise par Osiander dans sa préface au De Revolutionibus de Copernic, par Bellarmin contre Galilée, par Berkeley dans ses arguments contre les newtoniens, puis incarnée, sous sa forme contemporaine, par le positivisme de Mach et de ses successeurs positivistes logiques, pour qui la science ne vise qu’à produire des théories empiriquement adéquates, par une mise en ordre économique des faits (cf. aussi Duhem 1906, et pour une version contemporaine sophistiquée, Van Fraassen 1981). Cet instrumentalisme ne nie pas nécessairement l’existence du monde expliqué par les théories scientifiques, ni la vérité de celles-ci. Mais il soutient, avec les formes traditionnelles d’idéalisme, qu’il n’y a pas de monde “au delà” de nos théories, et que celles-ci sont vraies seulement parce que nous les acceptons et avons des critères empriques pour le faire. Un réalisme radical, au contraire, admet que toutes nos théories pourraient en principe être fausses. C’est pourquoi des auteurs comme Popper associent souvent leur réalisme scientifique à un faillibilisme quant aux théories scientifiques, qui permet, selon eux, de distinguer la science de la non-science: seules les théories de la première sont réfutables en principe. Cependant, la tension évoquée plus haut ressurgit ici, car l’histoire des sciences montre, semblet-il, que des théories jugées vraies à une époque se sont en général révélées fausses, ce qui peut, loin de confirmer le réalisme,  induire au relativisme, qui est une forme de scepticisme. Une autre version de la tension interne au réalisme se retrouverait dans le constat suivant: plus la science progresse, plus elle semble s’éloigner de la description du monde du sens commun, et de son “image manifeste” (Sellars), et par conséquent elle semble nous conduire à rejeter le réalisme naïf, qui croit qu’il y a des tables, des chaises, et des objets matériels ordinaires. Comment, dans ces conditions, réconcilier l’attitude réaliste “naturelle” avec le réalisme sophistiqué et complexe appelé par le progrès scientifique?  Enfin, les mêmes problèmes se posent au sujet des types de connaissance qui ne sont pas, comme celles des sciences de la nature, empiriques, celles de la logique et des mathématiques. Au réalisme traditionnel s’associe en philosophie des mathématiques la thèse “platoniste” selon laquelle les objets mathématiques (par exemple les nombres ou les ensembles) existent réellement, dans un univers non sensible, et ont une existence indépendante des procédures de démonstration; ce que nie le nominalisme, pour qui tous les énoncés mathématiques peuvent être redécrits sans faire appel à des entités abstraites; le constructivisme soutient que l’existence de ces entités est relative à nos procédures de preuve. Mais si le réalisme mathématique est correct, comment peut-on admettre la vérité de propositions mathématiques qu’on est incapable de démontrer?

 

<IT2> LES ANTINOMIES DU RÉALISME

       La controverse classique entre le réalisme scientifique (RS) et l’instrumentalisme (I) peut être présentée sous la forme d’une série d’antinomies, qu’on peut formuler à la manière kantienne:

 THÉSE  R

ANTITHÈSE  I

1) Les faits observables fournissent des données confirmant indirectement l’existence d’entités non-observables et nos théories décrivent cette réalité inobservable

1a)Les faits observables  ne permettent pas d’inférer l’existence d’entités inobservables et nos théories ne sont que des instruments pour nos prédictions

2) Les entités théoriques postulées par les sciences sont indispensables à nos explications et inéliminables.

2a) Les entités théoriques peuvent être réduites et éliminées au profit de constructions renvoyant à des observations

3) Le succès de nos théories scientifiques (en particulier dans leurs prédictions) ne peut s’expliquer que parce qu’elles sont vraies.

3a) Nos théories scientifiques peuvent réussir dans leurs prédictions sans être pour autant vraies d’un monde indépendant.

        Ces antithèses semblent irréductibles, parce qu’à chaque avancée “réaliste” de la science, une parade instrumentaliste paraît possible. C’est ainsi que la philosophie naturelle du XVIIème siècle distingue les qualités secondes des objets, relatives à notre esprit, des qualités premières, comme l’étendue, la forme ou la solidité, seules “réelles”; mais les arguments berkeleyiens contestent cette distinction et mettent en doute la connaissabilité des qualités premières. La théorie cantorienne des ensembles vient apparemment conforter nos intuitions réalistes en mathématiques, mais diverses constructions logicistes semblent permettre une analyse des ensembles en termes plus primitifs et moins “coûteux” ontologiquement. L’atomisme en physique paraît l’emporter au début du XXème siècle, mais la théorie des quanta et l’interprétation de Copenhague prétendent réduire nos intuitions réalistes en ce domaine.

      Quand on considère les arguments des deux camps, on retrouve le même mouvement de balancier. La stratégie usuelle du réaliste consiste à soutenir qu’il y a certains traits tenaces de la pratique scientifique qui permettent apparemment d’éviter une contre-attaque instrumentaliste. Les réalistes ont invoqué trois sortes de traits . Le premier est le fait que la science tend à l’unification de ses théories. Par exemple, la théorie cinétique des gaz explique leurs variations en volume, en pression, ou en température par le mouvement des particules, et semble devoir s’accorder avec la théorie atomiste de la matière. Si les théories n’étaient que des techniques de calcul et non pas des descriptions vraies de la réalité, comment de telles unifications seraient-elles possibles? Le second trait est le caractère explicatif des théories: comment une théorie peut-elle réellement expliquer des phénomènes si les entités qu’elle postule n’existent pas? Le troisième est l’existence de prédictions nouvelles  (comme la courbure de la lumière près du soleil, prédite par la théorie générale de la relativité, et confirmée par Eddington après observation d’une éclipse en 1919), qui , selon le réaliste, serait impossible si les théories n’étaient pas vraies. Mais l’instrumentaliste peut répondre au premier argument que l’unification des théories est motivée par la recherche d’un instrument unique, ou qu’il n’y a pas d’unification de ce genre, la science n’étant qu’un ensemble de recettes et de techniques qui “marchent” sans théorie générale (Cartwright); au second argument, il peut répondre que le but de la science n’est pas l’explication, mais seulement la prédiction; contre le troisième argument, il peut répliquer que la pratique des prédictions scientifiques n’engendre pas plus de prédictions vraies que des conjectures faites au hasard, ou, de façon moins radicale, que la structure de prédictions nouvelles produites par la science ne prouve pas que ces structures répondent à des causes sous-jacentes cachées.

      Mais les arguments instrumentalistes ne sont pas tous de l’espèce défensive. L’argument positif le plus fort contre le réalisme est celui que l’on a coutume d’appeler, depuis Quine (1960), l’argument de la “sous- détermination des théories par les données empiriques”(SDTD): étant donné une théorie quelconque au sujet d’entités inobservables, qui rend compte des données empiriques, il y aura toujours d’autres théories incompatibles rendant compte des mêmes données. Deux voies mènent à cette thèse. La première, formulée clairement par Duhem et reprise par Quine (d’où son nom de “thèse Duhem-Quine” (DQ)), consiste à dire qu’une théorie n’est jamais infirmée par une observation unique (il n’y a pas d’expériences cruciales), mais par des observations faites en conjonction avec des hypothèses auxiliaires. En d’autres termes, une expérience seule ne teste jamais une théorie, toute théorie peut être de manière cohérente maintenue contre des données contraires, et par conséquent toute théorie est sous-déterminée par les données supposées la confirmer.  L’autre voie a été formulée par Poincaré : soit T une théorie complète sur la réalité physique, et qui a des conséquences observationnelles; on peut toujours construire une théorie T’ plus complexe postulant des mécanismes non-observables, mais qui a les mêmes conséquences observationnelles. Toutefois, même s’il y a de bonnes raisons d’admettre SDTD et DQ, il faut noter qu’elles ne réfutent pas le réalisme. Car tout ce qu’elles montrent est qu’une théorie au sujet d’inobservables s’accordera avec n’importe quel ensemble de données observables. Cela ne montre en rien que les théories rivales en question s’accorderont aussi bien les unes que les autres avec les données, ni que, parmi les options possibles, l’une d’elles ne sera pas plus plausible que les autres: quelqu’un qui croit que la terre est plate peut toujours adapter  sa thèse de manière à la rendre compatible avec les données astronomiques, géographiques, etc., sans que cela implique qu’on doive le prendre au sérieux.  De plus, la thèse SDTD suppose qu’une théorie est confirmée par les données si elle implique, déductivement, ces données (selon la conception hypothético-déductive). Mais on peut aussi admettre l’existence de validations inductives, et soutenir que seul un nombre limité d’inférences inductives permettent de conclure à des généralisations à partir de données, en sorte que, là encore, on n’est pas obligé de tenir compte de toutes  les données confirmant une théorie pour accepter sa vérité (l’induction procède par élimination plutôt que par énumération dans le choix de théories).

      Un autre argument influent à l’encontre du réalisme, déjà mentionné, est que la plupart des théories scientifiques se sont révélées fausses au cours de l’histoire, en sorte  que nos théories présentes pourraient subir le même sort. Mais ici aussi, il faut distinguer différents degrés d’exposition des théories à la fausseté. Les théories cosmologiques, la physique des particules, ou les hypothèses paléontologiques ont plus de chances de se révéler fausses que la théorie de la composition chimique des molécules, parce que nous disposons  de moins de données sur l’évolution des primates que sur la composition chimique de l’eau, par exemple. En ce sens, on peut soutenir que le réalisme est plus assuré dans certains domaines que dans d’autres. Mais ce n’est pas pour autant une bonne nouvelle pour ses défenseurs, car le fait que notre physique fondamentale actuelle puisse devenir fausse est certainement plus menaçant que le fait que nous n’ayons apparemment plus grand chose à découvrir, et donc à infirmer, sur la structure moléculaire de l’eau.  Quoi qu’il en soit, l’idée que nos théories scientifiques puissent n’être qu’approximativement vraies ou fausses, ou vraies selon les domaines, revient, pour le réaliste, à faire une concession de taille par rapport à la version forte de cette thèse, selon laquelle nos théories pourraient être fausses sans que nous le sachions.

       On retrouverait les mêmes antinomies en philosophie des mathématiques. L’option “réaliste” y est couramment incarnée par le platonisme, selon lequel les nombres, les ensembles ou les classes sont des entités réelles, existant indépendamment de nos démonstrations; quant à l’option instrumentaliste, elle y est incarnée par le constructivisme et diverses variétés d’intuitionnisme, selon lesquels ces entités n’existent que si l’esprit, ou nos pratiques démonstratives, permettent de les construire. L’introduction de la théorie des ensembles par Cantor sembla consacrer une victoire du platonisme, mais on se mit à avoir des doutes aussi bien sur la signification de la hiérarchie cantorienne d’ensembles infinis, dans la mesure où elle dépassait de loin le contenu de la théorie des nombres requis par Kronecker et d’autres, que sur  la non-contradiction logique de cette construction. Le programme de Hilbert en métamathématique est, en ce sens, une tentative ambitieuse pour montrer que l’on peut assurer cette cohérence en utilisant les moyens les plus sûrs (finistes et constructvistes). Le théorème de Gödel en 1931 bloqua certainement ce programme, en montrant qu’il est impossible de donner une telle preuve de non-contradiction. Mais l’idée de Hilbert, selon laquelle les arguments métathéoriques doivent satisfaire des réquisits plus stricts que ceux que la théorie elle-même impose, restent corrects. En d’autres termes, même si le “paradis de Cantor” se trouvait en dernière instance justifié, on ne devrait pas pour autant renoncer aux critères les plus usuels de preuves finistes. Et en ce sens, malgré le théorème de Gödel selon lequel certaines propositions sont indémontrables mais vraies, ce qui sanctionne l’intuition réaliste, les constructions mathématiques demeurent encore relatives à nos démonstrations, ce qui sanctionne l’intuition “anti-réaliste”.

         Non seulement ces arguments en faveur de l’une ou l’autre position ne sont pas concluants, mais on peut être tenté de les renvoyer dos à dos, quand on considère certaines versions sémantiques de ces thèses. L’une des croyances les plus enracinées du réaliste scientifique est que les termes de nos théories ont une référence déterminée à des entités réelles, transcendant les cadres théoriques dans lesquels ces termes sont employés. Or l’idée, largement admise depuis Bachelard et Kuhn, selon laquelle la référence des termes des théories scientifiques varie selon les contextes théoriques (ou les “paradigmes”) auxquels ils appartiennent, conduit à douter du caractère transthéorique de ces termes, et invite par conséquent à une forme de relativisme. Mais l’argument fondé sur la traductibilité ou l’intraductibilité des termes d’une théorie à une autre se heurte à une difficulté de taille, qui est une conséquence de la thèse SDTD ou DQ. Quine a montré que DQ conduit à l’idée que la signification d’un énoncé, et sa référence, sont toujours sous-déterminées par l’ensemble des comportements observables qui lui sont associés, au sens où deux assignations incompatibles de signification à une même phrase mais compatibles avec un même ensemble d’observations, sont toujours possibles, et qu’on peut  donc toujours trouver deux traductions de phrases de deux langages distincts qui soient incompatibles et néanmoins correctes. Cette thèse d’“indétermination de la traduction” conduit à douter qu’on puisse défendre le réalisme ou la thèse opposée à partir de la notion de traduction. Elle mine également l’un des arguments majeurs de l’instrumentalisme contemporain. En effet, selon la reconstruction du “langage de la science” formulée par les positivistes logiques, ce dernier pourrait être divisé en deux sous-langages, l’un “théorique” (contenant des termes désignant des entités inobservables), l’autre “observationnel” (contenant des termes  désignant des observables seulement), et il serait possible de réduire le premier au second. Cela suppose que l’on puisse établir la synonymie des termes des deux langages. Mais l’indétermination de la signification ruine ce projet réductionniste du positivisme logique et l’instrumentalisme qui l’anime. Et si la référence, comme la signification, sont indéterminées, pourquoi devrions-nous attendre de l’ontologie, c’est-à-dire du domaine d’entités postulées par une théorie scientifique, qu’elle le soit?

 

<IT1>  UNE TROISIÈME VOIE?

       Si l’on veut éviter le scepticisme auquel ce genre d’argument semble conduire, il ne reste apparemment que deux voies possibles. L’une d’elles est une variante de la thèse kantienne de l’idéalisme transcendantal: la “réalité existe, mais nous ne pouvons y avoir accès en dehors de nos constructions scientifiques et de nos théories, et par conséquent, il ne peut pas y avoir de réel “transcendant” par rapport à la pensée. Peirce propose une version de cette thèse quand il soutient que nos théories scientifiques sont vraies “à la limite de l’enquête”, c’est-à-dire dans un stade ultime (peut-être inatteignable, mais idéal) de la recherche scientifique. Putnam a défendu une idée voisine avec ce qu’il appelle un “réalisme interne” ou immanent à notre connaissance, et c’est peut-être la même position qu’exprimait Einstein quand il disait: “Le vrai problème est que (…) la physique décrit la “réalité”, mais nous ne savons pas ce qu’est la réalité.” (Einstein 1935). Cette position accepte la thèse (b) du réalisme ci-dessus, selon laquelle nous pouvons connaître la vérité, mais conduit à nier la thèse (a) d’indépendance. En ce sens, on ne voit pas ce qui la distingue, en dernière instance, de l’idéalisme, ni comment elle peut échapper aux difficultés classiques de la notion de “chose en soi”. La seconde voie, qui n’est pas nécessairement incompatible avec la première, consiste à évacuer toute référence, même idéale, à une réalité “transcendante” ou “externe” par rapport à l’enquête scientifique, et à admettre qu’il y a un ensemble de truismes à propos de la science qui sont communs à la fois au réalisme et aux diverses variétés d’instrumentalisme ou d’anti-réalisme, dont le principal est que les théories bien confirmées devraient être acceptées comme vraies. Selon ce réalisme “minimal”, qu’A. Fine a appelé “l’attitude ontologique naturelle”, on s’interdit de postuler quelque thèse métaphysique “profonde” que ce soit sur la vérité et la réalité, et on se contente d’employer les concepts de vérité et de réalité dans leur sens le plus usuel.

      Cette attitude neutraliste ou déflationniste est certainement conforme à la pratique globale et la plus usuelle des scientifiques. Elle s’interdit aussi bien de voir dans les progrès de la science une montée progressive vers une vérité ultime que de conclure que cette vérité se réduit à l’adéquation empirique régulière de théories qui seraient à jamais soustraites à toute confrontation à une réalité externe. Elle peut adopter une attitude ouverte par rapport aux changements de “paradigmes”, et examiner si ces changements sont de véritables changements dans la référence des termes, ou s’ils sont compatibles avec leur stabilité référentielle. Enfin, elle nous laisse libres d’interpréter les efforts d’unification des scientifiques comme des marques de la simplicité des voies de la nature ou comme des marques de la simplicité “économique” de nos instruments théoriques pour la connaître, ou les succès de la.science comme des réussites dans l’explication ou dans la prédiction.

 

<IT1> LE RÉALISME ET LA PRATIQUE SCIENTIFIQUE

      Une fois décrites ces diverses options possibles par rapport au problème métathéorique du réalisme, il resterait à voir si, de l’intérieur même de la pratique scientifique, on peut les retrouver effectivement.  A cet égard, la controverse, depuis le début de ce siècle, sur les fondements de la mécanique quantique revêt un caractère exemplaire, dans la mesure où on ne voit pas quelle autre discipline peut avoir plus de titre à décrire la réalité fondamentale que la physique (et, en ce sens, le réalisme scientifique prend souvent la forme d’un physicalisme, qui entend réduire toutes les sciences à la physique). L’interprétation de Copenhague paraît sanctionner le non-réalisme, et l’idée que le réel est nécessairement relatif à nos mesures, à nos observations et à nos interprétations., alors que les diverses théories des variables cachées semblent militer en faveur d’une position réaliste. La difficulté que l’on a ici à reconnaître dans les résultats des physiciens quantiques (comme les inégalités de Bell) des arguments en faveur de l’une ou l’autre position tient au fait que la “réalité quantique”, telle qu’ils la décrivent, est si profondément éloignée des catégories de la pensée usuelle: peut-on encore y parler d’”objets” , de “propriétés”, d’”états”, ou de  “relations” au sens usuel que nous donnons à ces notions (Bitbol 1996), et, en ce sens, la controverse réalisme/instrumentalisme y a-t-elle encore un sens? Mais on retrouverait aussi une version de la voie neutraliste décrite ci-desus— à moins qu’elle ne corresponde à une forme renouvelée de kantisme — dans la thèse de certains physiciens, comme d’Espagnat (1994), d’un “réel voilé”, selon laquelle, bien que la mécanique quantique sanctionne, dans tel ou tel domaine particulier, des descriptions acceptables équivalentes d’un même ensemble de données (conformément à SDTD), il y a un élément structural ou nomologique minimal qui n’est pas arbitraire, et permet de parler d’une réalité indépendante des diverses descriptions. De même, en philosophie des mathématiques, certains philosophes, comme Wright, ont  soutenu que même si une théorie platoniste des nombres comme celle de Frege est en elle-même inacceptable du point de vue de réquisits constructivistes, on peut toutefois défendre une forme de platonisme “minimal”, selon lequel les critères syntaxiques de référence à des nombres comme objets sont toujours satisfaits.

      Ces diverses tentatives visant à retrouver une voie médiane entre nos intuitions réalistes et anti-réalistes les mieux enracinées se heurteront toujours à la résistance de ceux qui, philosophes comme scientifiques, entendent voir dans les développements scientifiques particuliers la confirmation de ces intuitions et chercheront à leur donner une expression métaphysique plus profonde.. Ainsi les scientifiques qu’inspirent les théories contemporaines de la dynamique des formes naturelles seront-ils toujours tentés de voir dans la continuité de ces formes, la preuve de dispositions causales stables émergeant progressivement dans la nature, au nom d’un néo-aristotélisme (Thom, Largeault), que ne renieraient pas les philosophes qui, comme Peirce, ou Armstrong, entendent défendre des versions contemporaines du réalisme scolastique des universaux, fondées sur des lois de la nature comme régularités causales réelles. Inversement, les philosophes qui arguent, à l’instar de Van Fraassen, de l’impossibilité de maintenir des notions réalistes comme celles de “loi de la nature” dans le contexte de la science contemporaine, soutiendront que des principes plus faibles de symétrie, ou la pluralité des modèles scientifiques, viennent étayer une position anti-réaliste. Toutefois, et même si la balance peut, à la faveur de tels ou tels développements, peser dans un sens ou dans un autre, il  est peu probable que la pratique des scientifiques s’écarte fortement des exigences du réalisme minimal qui est un trait permanent de la méthode, à défaut d’être un trait de l’ontologie, scientifique.

 

<SIGNATURE> CLAUDINE TIERCELIN.

 

ARMSTRONG, D. (1978) Universals and Scientific Realism  Cambridge: Cambridge University Press.— BITBOL, M. (1996) Mécanique quantique, une introduction philosophique, Paris, Flammarion. Cartwright, N. 1984,  How the Laws of Physics Lie , Oxford: Oxford University Press.— D’Espagnat, R.(1994) Le réel voilé, Paris, Fayard. — Duhem, P.(1906) La théorie physique, Paris, Alcan; (1908) Sauzein ta phainomena , réed. Paris, Vrin (1990).—Dummett , M. (1973) Truth and Other Enigmas, Londres, Duckworth, tr.fr. F. Pataut, Philosophie de la logique, Paris, Minuit. — Einstein, A. (1935) .“Lettre du 19 juin à Schrödinger”, cité par Fine, A. (1984) “The Natural Ontological Attitude”, in J. LEPLIN, ed. Scientific Realism , Berkeley, University of California Press.— LARGEAULT, J. 1988, Principes classiques d’interprétation de la nature, Vrin, Paris-Lyon — Poincaré, H. (1902) La science et l’hypothèse, Paris, Flammarion. —Popper, K.(1935) Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot.—Putnam, H. (1975) Philosophical Papers, vol. 1 et 2, Cambridge, Cambridge University Press; Realism with a Human face, Harvard, Harvard University Press, tr. C. Tiercelin, Le réalisme à visage, humain,  Paris, Seuil, 1992.—Quine, W.V.O (1960) Word and Object, Cambridge, Mass. , MIT Press, tr. P. Gochet et J. Dopp, Le mot et la chose, Paris, Flammarion.— Sellars, W. (1963) Science, Perception and Reality, Londres, Routledge.— THOM, R. (1993) Prédire n’est pas expliquer, Paris, Flammarion.—Van Fraassen (1981), The Scientific Image,  Oxford: Oxford University Press; (1985) Laws and Symetries, Oxford, Oxford University Press, tr.fr C. Chevalley, Lois et symétries, Paris, Vrin, 1994. — WRIGHT, C. (1983) Frege’s  Conception of Numbers as Objects, Aberdeen: Aberdeen University Press.

Æ Explication,  Instrumentalisme, Induction, platonisme, mécanique quantique, indétermination de la traduction, Duhem, Quine, Putnam, Peirce, Popper.