Le problème des universaux : aperçus historiques et perspectives contemporaines

Claudine Tiercelin (Université de Paris XII-Institut Jean-Nicod)

(Colloque de l’université de Grenoble (décembre 1999) : « La structure du monde : objets, propriétés, états de choses : le renouveau de la métaphysique australienne »)

(version préliminaire du texte à paraître  dans Recherches sur la philosophie et le langage,  Vrin en 2003)

 

---------------

Introduction

 

Il n’est guère aisé, on le sait, de déterminer ce qui est en jeu dans le problème des universaux. En toute rigueur, le problème renvoie à une série de questions qui ont entouré le livre de Porphyre, l’Isagogé, depuis son commentaire par Boèce. Dès le sixième siècle, cet ouvrage va constituer le développement de certains des problèmes laissés en suspens par le platonisme, par la critique notamment faite par Aristote de Platon, ainsi que par la conception aristotélicienne des substances individuelles, des prédicables et des catégories. C’est ainsi qu’à partir du Moyen Age, un tout petit livre va être à l’origine d’une profusion extraordinaire d’écrits et d’opinions, selon que l’on se déclare en faveur du réalisme, du conceptualisme ou du nominalisme.

Mais depuis sa formulation par Porphyre, les philosophes n’ont cessé de « tordre le nez de cire » du problème des universaux[1]. Si l’on devait dresser la liste des sujets sur lesquels on s’est le plus déchiré, autant sur les solutions que sur les termes même des questions soulevées, le problème des universaux serait l’un d’entre eux[2]. Pour certains historiens de la philosophie, il est absurde de croire qu’il puisse s’agir aujourd’hui des mêmes questions que celles dont on débattait au Moyen Age[3], et d’essayer de trouver des liens entre les sujets abordés par les médiévaux et ceux qui sont au cœur des discussions parmi les métaphysiciens contemporains. Pour d’autres, il s’agirait davantage de savoir si l’on a affaire à un problème réel, ou bien plutôt à une série de malentendus liés à « notre besoin métaphysique irrésistible de transcender le langage », ainsi que l’a soutenu David Pears dans un article désormais classique : « Universals »[4]. Somme toute, si le problème est fondamentalement de nature linguistique, il n’y a peut-être rien d’autre à faire que d’analyser les divers langages adoptés par les nominalistes et réalistes de toute tendance, et de laisser les questions épistémologiques et métaphysiques de côté[5], voire d’observer purement et simplement la psychologie des philosophes. Peut-être au fond ne serait-on nominaliste aujourd’hui que par « goût pour les paysages désertiques »[6].

Ainsi, paradoxalement, les doutes aujourd’hui constatés sur l’authenticité de l’intérêt philosophique qu’il pourrait y avoir à revenir sur ce problème classique viennent de deux camps que l’on a pris (bien qu’à tort) l’habitude d’opposer : celui des historiens de la philosophie (souvent rangés dans le camp des philosophes dits « continentaux ») d’une part, et celui, d’autre part, des philosophes plus prompts à voir dans les problèmes philosophiques des problèmes liés au langage (à quoi on réduit souvent les philosophes de la tradition « analytique »). A cet égard, le problème des universaux est sûrement l’un des problèmes philosophiques dont l’examen et la manière dont il est abordé chez un certain nombre de philosophes contemporains majeurs permettent de mesurer le caractère peu fondé de telles oppositions. On essaiera dans ce qui suit de suggérer que :

 1) si certaines des difficultés inhérentes au problème sont bien de nature sémantique, elles ne sont pas seulement de ce type. Elles renvoient, entre autres, à l’ancien problème de l’Un et du Multiple ou à celui de la nature de l’identité, dont il est assurément contestable de dire qu’il ne sont, pour reprendre les termes de Michael Devitt et Kim Sterelny que « des pseudo-problèmes » donnant lieu à des « pseudo explications »[7]. Pas davantage ne peut-on considérer, comme le soutient David Lewis (visant ici Armstrong), que chercher à reprendre ces difficultés, c’est se fixer un objectif impossible à atteindre, un objectif si exorbitant qu’on ne saurait faire grief à aucune théorie de ne pouvoir le réaliser[8].

 2) contrairement à ce que certains affirment, il est fondamental de reprendre le problème sous sa forme historique, non pas tant pour établir ce qu’est la « bonne » lecture d’une épistémé décidément close (« la geste médiévale »), que pour nous aider à éviter certains pseudo-problèmes et, pourquoi pas, à faire quelques progrès dans la pensée de ce qui reste l’une des énigmes les plus épaisses mais peut-être aussi les plus fécondes de l’histoire de la philosophie.

Je tiens donc pour acquis ce que soutient David Armstrong dans son livre de 1978 : les questions impliquées par le problème des universaux ne sauraient se réduire à des questions relevant de la sémantique des termes généraux[9]. Mais une fois admis que les enjeux sont bien d’ordre métaphysique, est-il possible de leur trouver un terrain commun?

 

Dans le premier volume de son livre publié en 1978, D. Armstrong  propose la définition suivante du problème :

« C’est un descendant de l’argument platonicien de l’Un et du Multiple. Sa prémisse est la suivante: toutes sortes de particuliers différents peuvent avoir ce qui apparaît comme une même nature. Dans les termes de C.S. Peirce, différents tokens peuvent être du même type. Quant à la conclusion de l’argument, elle est simplement que l’on ne peut éliminer cette apparence, mais qu’il faut l’expliquer. Il y a bien une chose telle que l’identité de nature »(p. xiii, 1978a).

Quant à Keith Campbell, s’il mentionne clairement l’importance du niveau sémantique du problème, qu’il décrit ainsi :

« Prenons à nouveau deux choses blanches. Elles méritent une description commune, à savoir: “blanche. Quel est le lien entre elles, sous-jacent à ce fait linguistique? »[10]

il préfère, lui aussi, dans son livre de 1990, scinder le problème en deux :

« On peut à présent poser deux questions différentes à propos, par exemple, de choses rouges. On peut prendre un seul objet rouge et demander à son sujet : qu’y a-t-il relativement à cette chose qui fait d’elle qu’elle soit rouge? Ce qu’on appellera la question A.

En second lieu, on peut demander, à propos de deux choses rouges, quelles qu’elles soient : qu’est-ce qui, relativement à ces deux choses, fait qu’elles sont toutes deux rouges? Ce qu’on appellera la question B » [11].

L’un des problèmes majeurs que rencontre n’importe quel métaphysicien soucieux aujourd’hui de prendre au sérieux cette question— comme l’indique D. Armstrong dès 1978, et ce, nonobstant ses penchants pour des universaux réels, des particuliers abstraits, des tropes, ou des états de choses — semble donc bien le suivant : « celui de savoir comment des particuliers numériquement différents peuvent être néanmoins identiques en nature, être tous du même type »(1978a, p.41). Que l’on cherche du côté du réalisme a posteriori comme celui que propose Armstrong ou du côté de l’attitude nominaliste tropiste que revendiquent aujourd’hui des philosophes comme K. Campbell ou P. Simons (quelles que soient les différences entre eux), il semble donc bien que la question de l’identité occupe une position centrale[12]. Il ne s’agira certes pas dans ce qui suit de passer en revue les diverses positions qui ont été proposées pour résoudre le problème de l’Un et du Multiple. On se concentrera plutôt sur l’une des sources de perplexité évoquées, dont D. Armstrong se fait l’écho à travers la dernière solution qu’il propose du problème dans A World of States of Affairs[13], à la fois parce que sa version a posteriori du réalisme aristotélicien nous semble globalement correcte, et aussi parce qu’il n’est pas interdit de penser que certaines des difficultés qu’il évoque, avec l’honnêteté qui le caractérise, pourraient être levées, moyennant certaines modifications à introduire. C’est dans cette perspective en tout cas, qu’il peut être utile de revenir à l’histoire du problème et d’examiner si certains philosophes du passé ont fait des suggestions qu’il pourrait être fructueux de réélaborer.

Ce n’est donc pas tant l’évolution repérable dans la position d’Armstrong entre les écrits de 1978, de 1989, puis de 1999 que l’on  suivra : on cherchera plutôt à présenter et à évaluer la position qu’il propose pour résoudre certains des problèmes que rencontre quelqu’un qui adopte, comme lui, une forme d’aristotélisme, et qui croit, en conséquence, que les seuls universaux (corrects) sont des universaux instanciés : comment rendre compte dès lors de leur localisation (puisque, contrairement à des universaux platoniciens, ils doivent avoir une localisation spatio-temporelle); comment expliquer qu’ils soient entièrement présents en deux endroits en même temps?

 

1. Bref rappel sur la position d’Armstrong.

 

Il y a, comme on sait, diverses manières d’expliquer comment un universel aristotélicien peut se retrouver en plusieurs instances particulières, sans pour autant violer, pour reprendre l’expression d’A. Quinton, « les lois de la choséité »[14].Très schématiquement : l’une d’elles est de concevoir un particulier comme une sorte de faisceau (bundle) constitué par les universaux intrinsèques (non relationnels) qu’il instancie. Mais il y a plusieurs façons de rendre compte de la confection de ce faisceau :  en disant par exemple que le particulier est l’ensemble de ses universaux (ce qui ne convient pas si le particulier est une entité concrète, car un ensemble est abstrait), auquel cas on peut envisager une fusion méréologique, laquelle, dans certains cas au moins, produit des faisceaux concrets. Mais l’on peut aussi particulariser les faisceaux de deux manières ; soit en introduisant dans les faisceaux des universaux spécifiques (des haeccéités), tels que la propriété d’être identique à un particulier a, d’être identique à b, etc., soit en introduisant un particulier sui generis dans le faisceau; les faisceaux ne sont plus alors seulement des faisceaux d’universaux, ce sont des faisceaux composés d’universaux et d’un particulier[15]. Mais une troisième option est possible, qui est celle d’Armstrong : elle consiste à donner au particulier[16] qui est le faisceau le nom de « particulier épais » (thick particular), et au particulier présent « dans » le faisceau, celui de « particulier mince » ( thin particular).

Comment l’idée de particulier épais permet-elle d’expliquer la présence des universaux dans leurs instances? Armstrong a évolué sur ce point. Dans un premier temps, il conçoit le particulier épais comme une somme méréologique constituée d’un particulier fin et d’universaux intrinsèques; dans un second temps il voit dans le particulier épais un état de choses (state of affairs) dont les constituants se composent d’un particulier fin et de la conjonction de ses universaux intrinsèques.

L’une des objections adressées par David Lewis à Armstrong est la suivante : une telle théorie des universaux l’oblige à admettre un type particulier d’universel, un universel structural et des états de choses, ce qui est contestable car cela contrevient à une vérité relative à la composition : il n’existe pas deux entités qui aient les même parties. Or les universaux structuraux tels que le méthane et le butane sont faits des mêmes universaux, le carbone et l’hydrogène ; les états de choses distincts, Jean aime Pierre, et Pierre aime Jean, ont chacun les mêmes parties, les particuliers, Jean, Pierre et l’universel aime[17].

On connaît la réponse (correcte) d’Armstrong à cette difficulté : ce que Lewis allègue sur la composition ne concerne qu’une certaine forme de composition, la composition méréologique, mais ce n’est pas la bonne sorte de composition. Les particuliers et les universaux sont réunis, non pas dans des sommes méréologiques, mais dans des états de choses. Par exemple, l’état de choses a instanciant F a le particulier a et l’universel F pour seuls constituants. Il existe aussi des états de choses qui ont pour constituants des universaux de premier ordre et de second ordre. Mais la relation entre constituants et états de choses n’est pas la relation méréologique tout-partie. L’existence de a et de F ne suffit pas pour qu’existe l’état de choses a instanciant F, puisque a pourrait ne pas être F, même si elle suffit pour qu’existe le tout méréologique ayant a et F pour parties. En outre, à la différence des touts méréologiques, les états de choses sont ordonnés. Ainsi, pour toute relation R (R étant par exemple la relation « aimer »), l’état de choses a dans la relation R à b est distinct de l’état de choses b dans la relation R à a, même s’ils ont exactement les mêmes constituants[18].

Cette dernière conception permet ainsi de conserver un sens à l’idée selon laquelle un universel intrinsèque F est présent dans son instance a. F est une sorte de partie de la conjonction des propriétés intrinsèques de a (mais pas une partie méréologique[19]), et cette conjonction, à son tour, est un constituant de l’état de choses a instanciant cette propriété conjonctive, l’état de choses étant le particulier épais correspondant au particulier fin a. Comment cela permet-il de résoudre le problème de la localisation? Les universaux font partie du particulier épais et résident donc bien en lui. Toutefois, comme l’a fait observer A. Oliver, cette explication a un coût : car il faut alors admettre qu’une relation tout-partie n’est pas une relation spatio-temporelle. N’est-ce pas se résoudre à dire que l’on renonce à la relation tout-partie, ou même à l’idée de localisation, pour quelque autre sorte d’unité métaphysique ? « Les universaux sont des constituants d’états de choses. L’espace-temps est une conjonction d’états de choses. En ce sens les universaux sont “dans” l’espace-temps. mais ils y sont en ce qu’ils contribuent à le constituer »[20].

Dans un passage de A World of States of Affairs, où il fait un résumé de sa position sur les universaux, D. Armstrong reconnaît le mystère qui entoure la localisation et les parties :

« Le réalisme aristotélicien sur les universaux défendu dans ce livre situe les universaux, les propriétés et les relations au sein d’états de choses. Les états de choses, organisés comme ils le sont, constituent, à leur tour, l’ensemble de la réalité (l’espace-temps si l’on accepte la thèse du naturalisme). Etant donné ces universaux, le monde est unifié d’une manière qui ne l’est pas dans une ontologie nominaliste. Les identités  traversent les états de choses. (Je souligne). Ces identités sont un peu mystérieuses, comme nous l’avons noté, elles semblent compatibles avec deux états de choses impliquant que ces identités soient totalement distinctes au sens où il est possible pour l’un ou l’autre des états de choses d’exister  en l’absence de l’autre. Si  a est  F et b est F sont totalement distincts, au sens où ils sont indépendants, ils ont néanmoins un constituant commun. La même chose vaut pour a est F et a est G pour des F et G convenables (entièrement distincts). »[21]

Et Armstrong d’ajouter :

 « Je ne comprends pas bien cette situation. Elle est peut-être liée à “la victoire de la particularité”, au fait qu’un état de choses dont les uniques constituants sont des particuliers de premier ordre et des universaux de second ordre est, parce que non répétable, un particulier de premier ordre. Mais, bien qu’un état de choses soit un particulier, une pépite d’être, quelque chose qui est susceptible d’existence indépendante, en ce sens une substance, ce qui n’est pas aussi clair c’est la raison pour laquelle il n’a pas d’identité partielle avec un autre état de choses doté de constituants communs ».

D’où sa suggestion :

« Est-ce là une raison sous-tendant la doctrine scotiste de la “contraction” de sa “nature commune”, lorsqu’une telle nature est instanciée par un particulier? »(p.265).

Il n’est pas sûr que cela ait trait à la victoire de la particularité. Cela est peut-être davantage lié au statut particulier de la Nature Commune. Mais pour tirer cela au clair, il convient peut-être de suivre la suggestion d’Armstrong et d’examiner la solution scotiste, afin de voir si le mystère se dissipe ou s’épaissit.

 

2) Duns Scot et les universaux : Nature Commune et contraction.

 

    La solution nominaliste d’Ockham au problème des universaux est bien connue : point n’est besoin de supposer d’autre communauté réelle entre deux individus que ce qui résulte du fait de leur attribuer un seul et même concept. Socrate et Platon ne s’accordent entre eux en rien de réel qui existerait en chacun d’eux: ils s’accordent simplement entre eux (Ord.. I.d.2,q.6, OTh.II, 211-2)[22]. En conséquence, on doit principalement se concentrer sur les dimensions logiques et épistémologiques du problème des universaux, i.e. : comment employons-nous les termes généraux dans des propositions pour faire référence à des individus signifiés par eux? Comment les expériences de choses individuelles existantes peuvent-elles donner lieu à des concepts qui ont un caractère universel et à des propositions universellement quantifiées valant pour tous les objets signifiés par le terme sujet? Ockham considère que les aspects métaphysiques ou même psychologiques des problèmes ne sont pas décisifs : en vérité, comment l’intellect pourrait-il abstraire, des images de l’expérience sensible, une nature commune inhérente aux individus donnés dans l’expérience, puisqu’il n’y a pas de natures communes à individualiser ou à abstraire?

Caractéristique d’emblée du traitement scotiste du problème, est la réintroduction de ces deux dimensions principales. Pour Duns Scot, on ne saurait offrir une solution satisfaisante au problème des universaux sans présupposer l’existence d’une Nature Commune, une Nature qui doit être, d’une manière ou d’une autre, commune dans la réalité, bien que ne pouvant exister en dehors de quelque particulier.

Comment cela est-il possible?

1. Duns Scot et Avicenne.

Comme Gilson l’a remarquablement établi dès 1927[23](et même si,  comme l’a récemment montré A. de Libéra, cela peut être dû en partie à une mésinterprétation de la position avicennienne[24]), il est fondamental de voir que le philosophe arabe Avicenne fut le point de départ de la réflexion scotiste sur les universaux et à l’origine du tour bien particulier qu’elle a pris à partir de là. Or quelle est, très brièvement, la position d’Avicenne?

 Au centre de celle-ci, on le sait, se trouve une conception de l’essence définie comme la réalité elle-même[25], et de la logique comme d’une science capable de donner une formulation correcte de l’essence en la faisant connaître telle qu’elle est[26]. Ce qui est crucial dans l’analyse avicennienne, ce n’est pas tant que l’essence, comme telle, puisse être considérée sous deux aspects, dans les choses ou dans l’intellect, que le fait qu’elle puisse être envisagée en elle-même, dans son essentialité pure, ni universelle donc ni singulière. Ainsi, ce n’est pas deux, mais trois manières d’être de l’essence qu’il faut retenir :

« Essentiae vero rerum aut sunt in ipsis rebus aut sunt in intellectu, unde habent tres respectus » (Logica; Pars I; Venise, 1508, fol.2 r).

En d’autres termes, l’essence a une sorte de neutralité à l’égard de toutes ses déterminations possibles. On peut la concevoir à part, comme un objet distinct de pensée :

« Animal est en soi quelque chose qui reste le même, qu’il s’agisse de l’animal sensible ou de l’animal intellectuellement connu dans l’âme. Or, pris en soi, il n’est ni universel ni singulier. En effet, s’il  était de soi universel, de telle sorte que l’animalité fût universelle en tant qu’animalité, aucun animal ne pourrait être singulier et tout animal serait universel. Que si, au contraire, animal était singulier en tant qu’animal, il serait impossible qu’il y eût plus d’un seul singulier, savoir ce singulier même à qui l’humanité appartiendrait de droit, et il serait impossible qu’un autre singulier fût animal »(Logica, Pars III, fol. 12 ra, trad. Gilson, op.cit.p.86).   

Il est donc en droit toujours possible de concevoir l’essence comme neutre ou indifférente par rapport à toutes ses déterminations : « ipsa equinitas non est aliquid nisi equinitas tantum » (Metaphysica, Tract.V, cap. 1, fol. 86a.) Cela est non seulement possible, mais nécessaire : ni l’humanité, ni aucune autre essence n’est en soi une ou multiple, universelle ou singulière (et il faut d’ailleurs en dire autant de l’objet de nos sens) :

« Secundum Avicennam V. Metaph. c.I, diffuse, nec humanitas, nec alia quidditas est actu nec potentia, nec unum nec multum, nec universale, nec singulare: sic dico de objecto sensu »[27]

Supposons en effet l’hypothèse inverse, et que l’humanité soit, en tant que telle, universelle ou singulière. Si elle était universelle par essence, il n’y aurait pas d’hommes particuliers. Si, au contraire, elle était singulière par essence, il n’existerait qu’un seul homme en qui s’épuiserait l’essence de l’humanité (argument classique également adopté par saint Thomas dans le De Ente et Essentia). Ce n’est donc pas en elle-même que la nature du cheval n’est ni universelle ni particulière : elle est ce à quoi l’on peut attribuer l’universalité ou la singularité (Logica, Pars III, fol. 9 ra). Il faut donc distinguer ce qui est universel et ce dont on affirme l’universalité :

« Universale et hoc quod est universale est quoddam, et ex hoc quod est quoddam cui accidit universalitas, est quoddam aliud »(Metaph. Tr. V, ch.1, fol. 86  va).

De même, autre est le singulier, autre ce dont on affirme la singularité :

« Animalitas enim non fit singularis designata, nisi quia adjungitur ei aliquid quod facit illam. Similiter est in intellectu, quia non fit singularis nisi addiderit intellectus aliquid per quos fiat singularis »(Logica, Pars III, fol. 9 rb.)

Il vaut la peine de noter que Duns Scot n’est pas le seul philosophe à avoir été frappé par le bien fondé de l’insistance avicennienne sur la nécessité de supposer quelque troisième mode irréductible de l’essence qui soit défini par sa neutralité relativement à ses déterminations logiques ou physiques. Telle fut également la conviction de Charles Sanders Peirce, pour qui l’une des raisons pour lesquelles les nominalistes ne peuvent avoir une vision claire du problème des universaux tient précisément à leur incapacité à admettre pareille chose :

« Le grand argument en faveur du nominalisme est qu’il n’y a aucun homme à moins qu’il y ait un homme particulier. Mais cela n’affecte pas le réalisme de Scot; Il y a une grande différence entre homme, indépendamment de ce que peuvent être les autres déterminations, et homme avec telle ou telle série particulière de déterminations » (C.P.5.312)[28].

Ou encore :

« Les nominalistes, je le crains, confondent penser un triangle sans penser qu’il est ou équilatéral ou isocèle ou scalène, et penser un triangle sans penser s’il est ou non équilatéral, isocèle ou scalène »(5.301).

C’est en tout cas cette division tripartite de l’essence selon Avicenne que l’on va retrouver dans les trois états scotistes de l’être : l’état physique, qui nous donne l’essence dans le réel singulier, l’état logique, dans lequel l’essence est conçue par la pensée comme universelle ou singulière, l’état métaphysique enfin, qui correspond précisément à l’état de l’essence prise en elle-même, dans son état d’indétermination ou d’indifférenciation positive.

2. L’être métaphysique et l’irréductibilité de la Nature Commune.

Cette irréductibilité de la Nature Commune à l’état physique comme à l’état logique et l’impossible confusion des trois ordres ont d’importantes conséquences : métaphysiquement d’abord, cela permet à Duns Scot d’assigner pour objet à la métaphysique un être univoque, non pas essence qui se retrouverait dans tout ce qui vient se ranger sous le genre, mais transcendantal pouvant être affirmé, en un certain sens, de tous les êtres. Affirmer que la Nature Commune n’est pas en elle-même universelle revient à admettre qu’en toute rigueur, il n’y a d’universalité que logique. Sur ce point, Duns Scot reprend à la suite d’Avicenne, sous une forme légèrement modifiée, la thèse largement répandue et vulgarisée par Averroès et Albert le Grand : « intellectus est qui facit universalitatem in rebus ».

   Mais surtout, si autre chose est l’universel et autre chose ce dont on affirme l’universalité, si le genre logique est ce qui vient s’ajouter au genre naturel pour lui conférer l’universalité, est refusée l’idée que l’universel soit réalisé dans les choses; c’est pourquoi, comme l’écrit Gilson : « S’il y a chez Duns Scot un certain “réalisme” de la nature commune et de l’essence, il ne s’y rencontre aucun “réalisme” de l’universel. Toute l’existence de l’universel se réduit à l’aptitude de quelque chose à représenter l’objet sous l’aspect de l’universalité »[29]. Comme le dirait aujourd’hui Armstrong : les universaux ne sont pas des choses, ce ne sont que des manières (ways).

   Deux arguments majeurs s’opposent en effet à une telle solution « platonicienne » au problème des universaux. Pour Duns Scot, il paraît clair que si l’universel est une chose, alors c’est une réalité individuelle et concrète, et si c’est un individu, on ne peut en ce cas l’affirmer de plusieurs autres, ce qui revient à nier son universalité. En second lieu —  et c’est un point décisif pour la noétique scotiste — si l’universel nous est donné tout fait dans les choses, si les essences des choses sont abstraites de la matière et universelles en acte à la manière des idées de Platon, cela annule la nécessité d’un recours à l’intellect agent (Metaph.1.VII.q.18,n.4, t. IV, p.722).

  En troisième lieu, l’impossible confusion de la Nature Commune avec un singulier doté d’une unité numérique signifie que son unité à elle, si unité il y a, n’est pas une unité numérique. Pour Duns Scot, cela revient d’abord à démontrer que toute forme d’unité n’est pas nécessairement numérique, et qu’il peut y avoir unité réelle moindre que l’unité numérique. Le Docteur Subtil défend cette thèse avec « un nombre presque infini d’arguments »[30].

   Retenons tout d’abord la fidélité à l’esprit d’Aristote : la forme la plus élevée d’unité est celle qui se trouve réalisée dans le supposit (la « victoire de la particularité »)[31]. Mais « l’unité requise pour fonder une relation de similitude n’en est pas moins réelle. Et elle n’est pas numérique, puisque aucune chose unique n’est semblable ni égale à elle-même »[32]. Supposons en effet qu’il n’y ait d’autre unité réelle que l’unité de l’individu singulier : toute différence serait alors une différence numérique :

« Un individu ne diffère d’un autre, en tant qu’individu que par ce qui fait de lui un être unique. Si donc il n’y avait d’unité réelle que celle de l’individu, il y aurait bien des différences individuelle et numériques, mais il n’y aurait pas de différences spécifiques ni génériques, ce qui est manifestement faux. »[33]

Si l’on admettait ainsi que tous les êtres sont également différents les uns des autres, et qu’aucune différence spécifique ou générique ne les distingue, alors l’intellect n’aurait pas plus de raison d’abstraire le concept de blanc de deux objets blancs que de l’abstraire d’un objet blanc et d’un objet noir[34].

   Il faudrait se résoudre ensuite à ce que nulle génération ne soit univoque, sauf du point de vue de l’intellect, à ce qu’aucune ressemblance réelle n’existe plus entre les êtres, à ce qu’aucune unité ne puisse servir de mesure réelle pour toutes les espèces d’un même genre. Se résoudre enfin à ne plus pouvoir penser l’opposition réelle entre les individus ni l’unité de l’objet du sens, ni même de l’intellect : en conséquence de quoi, deux objets de même espèce ne pouvant être perçus, il faudrait se résoudre à l’hétérogénéité radicale des sensibles, et puisque le sensible est le point de départ obligé de toute connaissance, à l’impossible formation de nos idées générales[35].

  Mais comment justifier qu’il puisse y avoir une unité réelle bien que non numérique? Cela paraît nécessaire si l’on veut montrer par exemple que Socrate ressemble plus à Platon qu’à une ligne, et qu’il doit donc y avoir une chose réelle commune aux deux premiers sans l’être à Socrate et à une ligne[36]. Si la nature est essentiellement quelque chose qui peut réellement exister et être commune à des choses réellement distinctes, elle ne peut être d’elle-même (de se haec) numériquement une. Car tout ce qui appartient à une chose d’elle-même, lui appartient dans tout ce en quoi elle se trouve :

« Si donc la nature de la pierre était de soi “celle-ci”, elle serait la nature de la pierre sans restriction, et la nature de la pierre serait alors “cette pierre-ci”» [37].

De même :

« Si de deux contraires l’un convient de soi à x, l’autre est de soi compatible avec x; si donc une nature était de soi numériquement une, la pluralité numérique serait incompatible avec elle » (ibid. trad. fr. p.88).

L’être commun ne pouvant se réduire ni à un être logique ni à un être individuel concret, Duns Scot se trouve donc confronté au problème suivant : si l’universalité n’est en toute rigueur réalisée que par l’être logique, et puisque, par ailleurs, on refuse toute universalité aux choses, ne faut-il pas admettre que les universaux ne sont que des êtres logiques, des entia rationis? Si tel est le cas, s’ils n’existent que pour la pensée, les nominalistes ont raison. Allons plus loin : si l’on suppose que l’objet, en tant que tel, ne contient aucun élément d’universalité avant d’être connu par l’intellect, celui-ci ne pourra, une fois en possession de ses concepts, les rapporter à une pluralité d’objets contenus sous un même genre ; la science ne portera que sur des mots, au mieux, sur des idées, mais pas sur des choses[38]. Nos conceptions scientifiques ne nous donneront alors aucune information réelle sur le monde ; puisque le monde ne sera composé que de choses numériquement unes, également diverses ou également semblables qui n’auront en elles-mêmes aucune des uniformités ou différences réfléchies dans nos concepts. Gilson résume bien le problème :

« Si les universaux sont des choses, la logique est une physique; l’objection est d’Averroès et semble difficilement évitable. Mais si les universaux ne sont pas des choses, la physique n’est qu’une logique; l’objection est de Duns Scot et jamais on ne l’y fera renoncer: »[39]

Ajoutons que la possibilité d’une réduction de la physique à la logique paraît sans doute, des deux, pour un homme attentif comme l’est Duns Scot à l’importance de l’ordre sensible comme préambule nécessaire à toute connaissance, la thèse la plus difficile à envisager[40].

   Outre l’irréductibilité de la Nature Commune, il faut donc démontrer que cette nature est dotée d’une certaine unité, qui ne soit pas numérique et qui soit néanmoins réelle. D’ailleurs, chaque individu particulier est-il ce qu’il est, autrement que par participation à l’essence de son espèce. Ou bien donc il serait lui-même cette essence, rendant alors impossible l’existence d’autres individus, ou bien il faut admettre que cette essence est une réalité à laquelle l’individu participe. Pour qu’il y ait des hommes, il faut que, d’une manière ou d’une autre, il existe une humanité[41].

Dire que la Nature Commune a une unité réelle bien que non numérique, c’est donc affirmer qu’elle peut être réelle, sans être déterminée à exister dans telle ou telle chose : cela ne signifie pas que la cabbaléité, par exemple, puisse, tel le sourire du Chat du Cheshire, continuer à être, alors même que tous les chevaux auraient disparu. Duns Scot soutient, comme Peirce le fera après lui, que si tous les individus d’une espèce étaient détruits, la nature serait ipso facto détruite[42].

   De même, le terme « Commune » peut être trompeur : la Nature Commune est en effet réelle en  un objet et non en deux. En vérité, Socrate a une Nature Commune, même s’il est le seul homme sur terre, car il est toujours homme et non l’humanité elle-même. Comme le note M. Grajewski, c’est « une certaine nature que l’on désigne habituellement comme nature commune ou universelle, mais qui n’est en réalité ni commune, ni universelle, ni particulière »[43]. Si la Nature Commune n’a pas d’unité numérique, c’est précisément parce que, même si elle est individuée dans une chose existante, par exemple Socrate, et qu’elle est en ce sens la sienne, au sens où elle est cette nature-ci plutôt que celle-là, la nature est d’elle-même indéterminée par rapport à cette chose-ci ou cette chose-là. Comme le dit Duns Scot :

« Il n’est pas inclus dans la quiddité, en tant qu’elle est quiddité, qu’elle existe dans le singulier, bien qu’elle n’existe réellement qu’en lui »(Ord.  I, d.3, q.7, n.28).

S’il est donc entendu que l’erreur fondamentale consiste à méconnaître l’indifférence essentielle de la quiddité comme telle à la singularité et à l’universalité, il n’empêche, d’une part, que la quiddité n’existe que dans un singulier, même si l’intellect peut la connaître en elle-même, sans connaître qu’elle y existe, et que, d’autre part, s’il est bien vrai que l’universel n’est pas une simple fiction de l’esprit mais repose sur une réalité commune qui est la nature en elle-même[44], il n’en devient pas moins un universel parfaitement accompli que par l’opération de l’intellect agent. Dès lors, on pourrait, en suivant Marilyn Adams, résumer la position scotiste par les cinq thèses suivantes :

« (T1) la nature est commune d’elle-même et est également commune de la réalité; (T2) le principe d’individuation ou de différence contractante est numériquement un et particulier de lui-même et ne peut être commun à des particuliers numériquement distincts; (T3) la nature tout comme la différence contractante existent dans la réalité en tant que constituants d’un particulier et ne peuvent exister dans la réalité que comme tels; (T4) il résulte de la combinaison avec la différence contractante que la nature est numériquement une dénominativement, et numériquement plusieurs dans des particuliers numériquement distincts; enfin, (T5) la nature n’est complètement universelle que dans la mesure où elle existe dans l’intellect »[45].

   Pour maintenir le caractère unique des individus existants sans faire ombrage à l’objectivité de nos concepts, il faut montrer que c’est la même nature qui est universalisée dans l’esprit et contractée dans l’individu. Deux problèmes vont dès lors se poser à Duns Scot : premièrement, quel est le statut de la quiddité elle-même, et comment peut-elle se trouver dans l’individu?   Deuxièmement, qu’est-ce qui garantit l’objectivité de nos concepts, et comment s’effectue le processus par lequel nous parvenons à de l’universel?

A la première question, Duns Scot répond par sa théorie des formalités et de la contraction; à la seconde, par toute une théorie de l’abstraction et des opérations de l’intellect agent pour parvenir véritablement à de l’universel.

On laissera de côté ce second aspect de la question, même s’il est par ailleurs très éclairant pour comprendre notamment la conception des vérifacteurs (truthmakers) développée par Armstrong[46], et l’on se concentrera sur le premier point : la Nature Commune n’étant ni un universel « en acte », ni réductible à l’individu dans lequel elle se trouve, comment sauvegarder l’irréductibilité de la Nature Commune tout en préservant celle de l’individu? Il faut que quelque chose advienne à la Nature Commune en elle-même pour qu’en Socrate, la nature devienne la sienne. C’est à ce premier enjeu du réalisme que répondent le principe scotiste d’individuation ou haecceité, et son opération, la contraction.

 

3. Haecceitas, distinction formelle et contraction :  la solution de Duns Scot au problème de l’individuation.

    Si Socrate est vraiment un homme, il doit y avoir quelque chose « en » Socrate qui est au fondement de notre assertion. En d’autres termes, il faut que d’une manière ou d’une autre, la Nature Commune se trouve réellement dans l’individu. Mais il faut, en second lieu, un principe par lequel Socrate soit bien l’individu réel qu’il est effectivement. C’est en fonction du premier principe que Socrate est dit participer à la Nature Commune, en fonction du second, qu’il va se définir comme haecceité. Comme le fait remarquer Harris, alors que saint Thomas pose ici deux questions : qu’est-ce qui fait exister une chose? et qu’est-ce qui fait d’une chose un individu?[47], Duns Scot tend à mêler les deux questions. Il montre d’abord, contre saint Thomas que ce n’est pas la matière qui permet de fournir un principe correct d’individuation[48], mais ce n’est pas davantage l’existence : celle-ci ne peut en effet intervenir car elle s’inscrit dans un autre ordre que celui des quiddités. Comme le souligne Gilson :

« L’individuation scotiste permet la détermination complète du singulier sans faire appel à l’existence; elle serait plutôt la condition nécessairement requise pour toute existence possible, les sujets complètement déterminés par leur différence individuelle, bref, les individus étant seuls capables d’exister » [49].

D’elle-même, l’haeccéité est donc indifférente à l’existence ou à la non existence[50]. Le principe d’individuation n’est pas inscrit dans l’existence : il est inscrit au cœur de l’être, dans la substance même par laquelle il est ce qu’il est[51]. En d’autres termes, la notion d’individu inclut, par soi, quelque chose qui n’est pas inclus dans la notion de nature[52]. Quel est donc ce quelque chose, cette entité positive qui compose avec la nature un « unum per se » et qui détermine celle-ci à la singularité?

Il importe d’abord de voir que l’haecceité n’est pas une autre forme, nature ou essence qui s’ajouterait à une autre nature[53]. En termes contemporains, nous dirions qu’il n’y a pas « survenance ». Ce n’est pas une res. Elle n’ajoute rien à l’essence de la chose, comme si Socrate était un homme et un philosophe, et doté d’un nez camus, etc. La différence individuante ne s’adjoint donc pas à la quiddité comme une autre « chose », sans quoi elle serait elle-même une quiddité[54]. Nous disposons donc d’une sorte de « déjeuner ontologique gratuit ». Néanmoins, l’individu est bien un être qui ajoute de l’entité à l’entité de l’espèce, « sed illa entitas quam addit non est entitas quidditativa ».

 En toute rigueur, l’haecceité ou entité individuelle n’est donc ni matière ni forme, ni composé, puisque aucun de ceux-ci n’implique de soi la singularité. Elle est « ultima realitas entis », ou pour reprendre la formule de Gilson, « cette extrême pointe d’actualité » (« ultima actualitas formae ») qui détermine chaque être réel à la singularité[55]. Dans les termes de Duns Scot :

« Elle est la réalité ultime de l’être qui est matière, ou qui est forme, ou qui est composition, de sorte que tout ce qui est commun et cependant déterminable peut toujours être distingué (bien qu’il soit une même chose (res) en plusieurs réalités (realitates) formellement distinctes, dont l’une, formellement, n’est pas l’autre: l’une est formellement l’entité du singulier, l’autre est formellement l’entité de la nature »(Ord.  II, d.3, q.6, n.88, trad; fr. p. 176).

Puisque la différence individuante ne s’ajoute pas à la quiddité comme une autre « chose », comment la Nature Commune se rencontre-t-elle dans la nature individuelle? Et si la Nature Commune est individuée dans le singulier, mais pas sous la forme d’une res, y a-t-il encore un sens à dire que la Nature Commune est réelle? En d’autres termes, Socrate peut-il avoir en même temps une nature individuée et une nature commune?

Pour échapper à ce piège, Duns Scot va s’employer à montrer que le singulier est malgré tout le composé d’une « chose » et d’une « réalité », et il introduit à cette fin sa fameuse distinction formelle : la Nature Commune et l’haeccéité ne sont pas deux choses séparées dans un individu concret, mais elles sont distinctes formellement[56].

    Comme on le sait, Duns Scot ne donne pas de véritable définition de ce qu’il entend par cette difficile notion de distinction formelle[57]. Grajewski en propose cependant une reconstruction assez fidèle :

« Une distinction formelle est une distinction qui se fait à partir de la nature de la chose, qui se produit entre deux formalités réellement identiques ou plus, dont l’une, avant l’opération de l’intellect, est concevable sans les autres, bien que rien, pas même la puissance divine, ne puisse l’en séparer »[58].

La Nature Commune et l’haeccéité ne sont donc pas simplement distinctes logiquement, mais elles ne sont pas non plus comme deux entités séparées dans un seul et même supposit. Si elles étaient distinctes logiquement, elles ne seraient distinctes que dans l’esprit : la distinction renverrait non aux choses réelles, mais à notre manière de nous les représenter[59]. L’unité moindre que l’unité numérique de la Nature Commune ne pourrait être réelle. Et c’est pourquoi si la distinction formelle n’est pas une distinction entre des supposits, elle ne se ramène pas non plus à une simple distinction logique. Nature Commune et haeccéité, sont distinctes, dit Duns Scot, comme realitas et realitas[60]. Mais si ces réalités sont aussi des « formalités », c’est parce qu’il entre dans la définition de cet « entre-deux » qu’elles constituent, à titre d’élément essentiel, qu’elles puissent être « concevables » comme distinctes ;  en d’autres termes, qu’elles soient d’une manière ou d’une autre, relatives à l’esprit. C’est à cette condition qu’on échappe au nominalisme mais aussi au platonisme. Sur ce point, un philosophe comme Peirce est parfaitement en harmonie avec Duns Scot lorsqu’il accuse les nominalistes de refuser de considérer que ce qui est de la nature de la pensée puisse être en aucune façon réel[61].

   Cela posé, sous quelle forme la Nature Commune se retrouve-t-elle dans l’individu? Et comment se présente l’haeccéité?

A la première question, Duns Scot répond nettement : La Nature doit être contractée ou individuée dans l’individu existant ; de soi indéterminée, la Nature Commune est déterminée à la singularité par contraction dans l’individu. L’importance de la contraction dans le scotisme est sans nul doute la conséquence de l’importance accordée à la substance individuelle, laquelle contient de façon unique et entière toute la richesse que les formalités expriment dans leur multiplicité.

Mais comment se présente justement l’individu? Ne nous livre-t-il pas une mosaïque de formalités, une simple « somme méréologique » ? Tel n’est pas tout à fait le cas. En vérité, si l’on veut montrer que les distinctions qui sont élaborées par l’esprit ne dépendent en aucune façon de l’activité de l’intellect, il faut pouvoir établir qu’au sein d’une seule et même chose (res) se trouve une pluralité d’entités dont la non-identité ou distinction est bien antérieure à toute activité de l’intellect, humain ou divin. Si dans la réalité, antérieurement à tout acte de l’intellect, x  et y étaient les mêmes à tous égards, l’intellect ne saurait rendre x et y distincts[62]. Contrairement à Ockham, Duns Scot ne voit pas comment des concepts vraiment distincts pourraient vraiment signifier une chose réelle sans qu’il y ait quelque non-identité ou distinction dans la chose qui corresponde à la distinction dans les objets conçus. Puisqu’il arrive parfois qu’antérieurement à tout acte de l’intellect, une seule et même chose peut tomber sous ou être signifiée par des concepts distincts — par ex. une espèce tombe sous les concepts de genre et de différence ­—, c’est bien qu’antérieurement à l’activité mentale, se trouve, au sein de la chose réelle,  une sorte de non identité ou de distinction entre les entités (Metaph. VII, q. 19, n 5). 

   Par ailleurs, on voit bien en philosophie et en théologie qu’il y a des raisons de nier que x et y soient des choses réellement distinctes (res) et des raisons cependant d’affirmer que x est F et que y n’est pas F. Or,  si l’on suit le principe de l’indiscernabilité des identiques, qui, à l’évidence, s’applique à  tout ce qui existe dans la réalité, rien de ce qui est en tous points identique ne peut être en même temps F et non F. c’est donc qu’il y a des « porteurs non identiques ou distincts »[63] au sein d’une seule et même chose. Etant admis que l’on peut accepter de telles entités,  « formalités »(formalitates),  « aspects » (rationes), « aspects formels » (rationes formales) « intentions » (intentiones), « aspects réels » (reales rationes), comment s’assurer que l’unité de l’individu reste néanmoins sauve?

 Une première manière de répondre consiste à soutenir que la relation d’identité et de distinction formelle se limite aux entités dont on peut dire que la  définition de l’une n’inclut pas la définition de l’autre[64]. Ainsi, la corporéité est une formalité et se trouve être formellement distincte de la sensibilité dans un animal réel, dans la mesure où la première n’inclut pas la dernière dans sa définition[65]. 

 Il semble bien pourtant que Duns Scot ait perçu la difficulté, sous la pression sans doute de ses adversaires parisiens, qui l’accusaient, par application de l’identité et de la distinction formelle, de compromettre la simplicité de Dieu. C’est pourquoi, comme le rappelle M. Adams, dans les Reportata Parisiensia[66], il modifie quelque peu sa position : il continue à défendre l’idée que dans la réalité, il y a bien une distinction  « ex natura rei », et antérieure à tout acte de l’intellect, bien que non réductible à une distinction réelle. Mais il fait à présent observer que point n’est besoin pour autant de distinguer une pluralité d’entités au sein d’une seule et même chose. Pour ce faire, il oppose la distinction absolue (distinctio simpliciter) et la distinction secundum quid : des choses réellement distinctes telles que Socrate et l’âne Martin sont absolument distinctes. Mais une distinction entre x  et  y  peut être secundum quid, pour une ou deux raisons : tout d’abord on peut être x  et y  à un moindre degré (comme c’est par exemple le cas lorsque x et y n’ont qu’un mode non-réel d’existence à titre d’objets de pensée, ou quand x et y n’existent que virtuellement dans leurs causes). Ou encore, bien que x et y soient tous deux parfaitement réels et actuels, ils peuvent n’être pas absolument non-identiques, mais seulement non-identiques secundum quid[67].

   Le critère de l’identité et de la distinction formelle reste le même, mais il n’est plus destiné à signaler l’existence, au sein d’un même individu, d’une pluralité de formalités. Duns Scot dit ainsi que x  et y  n’ont pas une identité adéquate lorsque l’un des deux excède l’autre selon la prédication ou selon la perfection : ainsi animal n’est pas adéquatement identique à homme, parce que le premier est prédiqué de plus de choses que le second, tandis que le second est plus parfait que le premier (sans doute parce que le genre est en puissance par rapport à la différence spécifique, ce qui n’est pas le cas de l’espèce). Aussi l’indiscernabilité des identiques ne s’applique-t-elle pas, lorsque x et y sont réellement mais non pas formellement identiques,  pas plus que ne s’appliquent la transitivité et la symétrie de l’identité, là où x et y sont réellement mais non pas adéquatement les mêmes[68].

Tout ceci montre bien que, pour Duns Scot, la distinction formelle, qui permet d’expliquer comment, dans l’individu, la Nature Commune peut continuer à être réelle, ne compromet pas pour autant l’unité de cet individu. Comme l’écrit B. Landry : « Duns Scot repousse toute pluralité de formes dans un même individu.…L’unité substantielle de l’individu concilie l’un et le multiple. Elle est harmonie. Et cette harmonie est d’autant plus parfaite qu’elle embrasse des éléments de nature diverse »[69]. Les formalités ou perfections sont donc unitive contentae, au sens où elles constituent une res indivisible[70]. C’est pourquoi la distinction formelle est, dans le scotisme, une distinction irréductible : le problème majeur de Duns Scot, comme l’explique parfaitement Gilson, ce n’est pas de réduire les formalités, c’est d’expliquer comment elles peuvent s’unir. Les textes des Reportata sont ici éclairants ; si les formalités peuvent s’unir, c’est parce qu’elles forment une hiérarchie telle que les supérieures peuvent inclure les inférieures :

« Le monde des essences a une structure où elles viennent s’inclure en des unités qui les contiennent réellement, sans souffrir la perte que serait celle des formalités…Certes chaque essence n’est partout et toujours que ce qu’elle est…Mais il ne faut pas se représenter le réel comme une mosaïque de morceaux taillés dans le bloc de l’être unique.…En tant qu’ils sont de l’être, tous les êtres l’ont, au même sens, mais ils n’ont pas le même. Il l’auraient si la réalité n’était qu’être, au lieu d’inclure les perfections formelles et les modes par lesquels chaque être se distingue des autres. On comprend par là pourquoi cette métaphysique de l’univocité met d’autre part si fortement l’accent sur le principe d’individuation. Pour que les êtres se distinguent irréductiblement les uns des autres dans une doctrine de l’essence, il faut que chaque forme définie se ferme en quelque sorte sur elle, au-delà de la forme spécifique, mais dans la même ligne, par cette détermination individuante ultime que les disciples de Duns Scot nomment l’haecceité. Cette ultima actualitas formae et non pas l’être univoque, est ce qui parfait l’individualité de l’être et le rend capable d’existence actuelle. Elle est l’extrême point de l’être, l’énergie métaphysique suprême, qui le faisant être lui-même ut hic, lui interdit en même temps de se confondre avec aucun autre. Les formalités et l’haecceité séparent ce que l’univocité unit »(Gilson,1952, p.629)

De cette manière, Duns Scot croit pouvoir simultanément affirmer que la Nature Commune ne perd rien de sa réalité en étant contractée sur le mode de l’individuel dont elle est formellement distincte, et que les individus sont les seules réalités existantes.

 Si Duns Scot a raison, on dispose là d’une manière élégante de comprendre comment et pourquoi « les identités traversent les états de choses ». Mais a-t-il raison?

 

3. Les leçons à tirer de l’histoire et de la position scotiste sur les universaux.

Avant de répondre, quelques remarques sur les leçons à tirer de la position scotiste.

1) De toute évidence, Duns Scot fait figure de réaliste modéré. En quel sens? En ceci que l’universalité réelle, en toute rigueur, n’est pour lui que logique : il n’y a que cinq universaux ; ce sont les prédicables (lesquels ne se trouvent que dans l’esprit). Ce pourquoi il nie que les universaux puissent se trouver dans les choses: « Utrum universale sit aliquid in rebus » (Metaph.VII, q.18). Certes des prédicats tels que « animal », « blanc », « risible », et « rationnel » sont aussi appelés universaux ; mais de tels termes ne sont à strictement parler des universaux que dans la mesure où ils possèdent le caractère d’universalité : ils sont aptes à être prédiqués de plusieurs sujets. En ce sens, aucun universel n’existe dans les choses, parce que son objet est la relation du prédicat au sujet et que cette relation ne se produit que dans l’esprit. Pour Duns Scot, cela revient à dire qu’une version platonicienne du problème des universaux est impossible, si l’on entend par là que les universaux seraient des entités indépendantes et transcendantes. En fait, telle est la leçon que tirera un philosophe comme Peirce des scolastiques :

« On ne doit pas imaginer que dans l’esprit du moindre réaliste du treizième ou quatorzième siècle, un universel ait pu être conçu comme  ce que nous en français nous appelons une “chose”, comme avaient pu semble-t-il le faire, à un stade antérieur,  certains réalistes comme certains nominalistes (…) leur définition même d’”universel” admet qu’il soi de la même nature générique qu’un mot, à savoir “Quod natum aptum est praedicari de pluribus”. Leur doctrine n’était pas non plus qu’un “universel” lui-même soit réel. Certains, peut-être le pensèrent; mais leur réalisme ne consistait pas en  cette  opinion; elle consistait à soutenir que ce que le mot signifie par opposition à ce qu’on peut en dire vraiment, est réel. N’importe qui peut être d’opinion que “le” est un mot français: ce n’est pas cela qui fera de lui un réaliste. Mais si pour lui, que le mot “dur” lui même soit réel ou pas, la propriété, le caractère, le prédicat dureté n’est pas inventé par les hommes, comme l’est le mot, mais est vraiment et réellement dans les choses dures et une seule en elles-toutes, en tant que description d’une habitude, d’une disposition, ou d’un comportement, alors oui, il est réaliste »(1.27n).

De toute évidence, le problème n’est donc pas de savoir (même si sa formulation erronée sous l’alternative res ou voces est bien présente chez Porphyre, puis chez Boèce) s’il existe des universaux en dehors de nos idées ou de nos mots. L’alternative esse in anima et esse extra animam est fausse : les universaux sont incontestablement des mots ou des concepts. La vraie question est : ne sont-ils que cela? A cet égard, il est surprenant que certains philosophes contemporains (par ex. Hilary Putnam[71]) jugent indispensable de concentrer leurs attaques sur un « réalisme métaphysique » dont les médiévaux ont, par de multiples arguments, démontré l’impossibilité. Un vrai réaliste est simplement quelqu’un qui, pour reprendre l’expression du réaliste Peirce, « défend sa position en admettant que l’objet immédiat de la pensée dans un jugement vrai est réel »(8.17).

2) Cela permet de comprendre pourquoi Duns Scot tient à l’évidence de telles abstractions comme « l’humanité » pour des universaux. C’est qu’en effet, bien qu’étant des concepts produits par l’esprit pour faire référence à des choses en étant des objets ou des êtres représentatifs, ce ne sont pas de simples entia rationis. Ils ont, pourrait-on dire, un œil sur l’objet. Ils font référence à la Nature Commune qui est le fundamentum d’un concept réel, en d’autres termes, leur vérifacteur. C’est un tel fundamentum qui, dans le singulier, est contracté sur le mode de l’haecceité, de manière à être vraiment identique à l’individu ; et c’est pourquoi il est contradictoire de dire que la nature de Socrate existe dans Platon. Si Duns Scot est un réaliste modéré, c’est assurément parce qu’il admet que la nature peut être contractée dans l’individu, et ne peut résider, comme telle, in rerum natura. C’est précisément parce qu’elle n’est pas de se haec qu’elle peut servir de genre à l’universel en acte —ce qui est contraire au réalisme extrême. Mais s’il n’en demeure pas moins  réaliste, c’est parce qu’à ses yeux, la vraie difficulté du problème des universaux  ne réside pas dans la question de savoir si les universaux sont ou non extérieurs à l’esprit. La seule valeur de la distinction tient au fait qu’elle nous aide à mieux comprendre que tout ce qui existe en dehors de l’esprit peut aussi avoir une existence dans l’esprit, en étant simplement connu, et que la converse n’est pas vraie : on ne saurait conclure de l’existence à l’intérieur de l’esprit à l’existence en dehors de lui. Incidemment, cela permet de percevoir que l’attitude naturelle en épistémologie est le réalisme empirique: aussi Duns Scot soutient-il, ainsi au demeurant que la plupart des scolastiques, que l’existence sensible est le point de départ obligé de toute connaissance. Il est donc possible pour un être réel d’avoir une existence dans l’esprit, en étant simplement connu; mais un ens rationis ne peut avoir d’existence que dans l’esprit. L’essentiel pour le problème des universaux ne réside pas tant dans la différence entre les choses réelles et les pensées que l’on a à leur propos, que dans la différence entre les concepts, entre ceux qui font et ceux qui ne font pas référence aux choses réelles (comme lorsqu’on dit par exemple qu’un rêve est irréel, sans prétendre pour autant nier que quelqu’un ait réellement rêvé.)

Le réalisme de Duns Scot consiste à essayer de prouver qu’un concept peut avoir une réalité, au sens où il y a bien quelque chose de réel à propos de quoi le concept est vrai. Même s’il rejette l’idée que les universaux pourraient être in rerum natura, Duns Scot considère qu’ils ont un « verum esse extra animam reale ». Comme Peirce l’a vu, le réalisme scolastique est donc pour l’essentiel une question portant sur la communauté réelle :

« La nature du fundamentum universalitatis est ce qui distingue le réaliste médiéval du nominaliste »(6.377).

    3) La solution de Duns Scot repose pour une bonne part, sur une certaine conception de la Nature Commune, entendue comme un principe de non différence, autant que comme un principe d’identité ou de ressemblance. C’est également une manière de comprendre le problème des universaux qui a été sous-estimée,  et qui mériterait un plus ample examen, comme y a insisté Alain de Libéra dans son dernier ouvrage[72]. Peirce notait déjà que c’est l’indétermination de l’ens reale qui constituait l’apport le plus original de Duns Scot (C.P. 5.312). Peut-être vaudrait-il mieux, à tout prendre, considérer cette idée de non différence (qui était, du reste, l’un des ressorts de la solution platonicienne au problème de l’identité de nature des abeilles dans le Ménon), comme un meilleur point de départ que le problématique concept de ressemblance.

 

4. Duns Scot avait-il raison?

 

Nous pouvons à présent revenir à  notre question initiale : Duns Scot avait-il, en définitive, raison? Et sa solution a-t-elle contribué à clarifier le mystère évoqué par Armstrong? Pour ce dernier apparemment, oui, et il semble bien que la solution d’Armstrong soit très proche de celle de Duns Scot. Il nous faut donc maintenant préciser en quoi ni l’une ni l’autre ne sont pleinement convaincantes.

Ce n’est pas en tout cas pour des raisons nominalistes, ou parce que, par exemple, il serait difficile d’accepter ces étranges distinctions formelles (on se souvient qu’Ockham ne voulait pas d’autres distinctions que les distinctions logique et réelles). C’est plutôt qu’en définitive, Duns Scot et Armstrong inclinent encore trop vers le nominalisme, puisqu’ils acceptent que, d’une manière ou d’une autre, les universaux puissent être « contractés » en des individus de manière à garantir « la victoire de la particularité ». C’est là une objection faite par Peirce à Duns Scot, à laquelle on peut souscrire : la thèse fondamentale du Docteur Subtil est la nature indéterminée de l’universel réel (5.312). Mais une telle indétermination de la Nature Commune devrait être maintenue in re. C’est pourquoi, pense Peirce, « Duns Scot est trop nominaliste lorsqu’il dit que les universaux doivent être contractés sur le mode de l’individualité en des singuliers, entendant par singuliers, comme il le fait, les choses existantes ordinaires. Le pragmatiste ne peut rien admettre de tel » (8.208). La question centrale du problème des universaux est en effet celle-ci : qu’est-ce qui est le plus important, les lois, ou les individus sous ces lois? (4.1). Certes, la contraction de la Nature Commune dans le singulier n’est pas une réduction de la Nature ; le problème de Duns Scot n’est pas, on l’a vu, de réduire, mais d’unifier les formalités selon un ordre hiérarchique. Reste que pour lui, l’individu est l’entité fondamentale (ce pourquoi il est aussi nominaliste qu’Ockham (1.560). Or ses travaux sur la logique des relations ont convaincu Peirce (dès 1870) de deux choses, dont la première est qu’un individu absolument déterminé est impossible :

« L’individu absolu non seulement ne peut pas être réalisé en pensée, mais il ne peut pas exister, à proprement parler. Car tout ce qui dure pour quelque temps, aussi bref soit-il, est susceptible de division logique, puisque, dans ce temps, il subira un changement quelconque dans ses relations. Or ce qui n’existe pas pour quelque temps, aussi bref soit-il, n’existe pas du tout. Tout ce que nous percevons ou pensons, ou qui existe, par conséquent, est général. Dans cette mesure, il y a du vrai dans la doctrine du réalisme scolastique. Mais tout ce qui existe est infiniment déterminé, et l’infiniment déterminé est l’absolument individuel. Cela peut sembler paradoxal, mais la contradiction se résorbe aisément. Ce qui existe est l’objet d’une conception vraie. Cette conception peut être rendue plus déterminée que n’importe quelle conception assignable, et par conséquent, elle n’est jamais si déterminée qu’elle ne soit susceptible de détermination ultérieure »(3.93n1).

Partant, les individus existent, mais ils ne sont pas réels. Seul est réel ce qui est général, indéterminé et continu. Les individus ne sont que des fragments singuliers de systèmes.

Un tel déni de la contraction scotiste a un corollaire :  la loi, la généralité, la médiation, voilà l’universel réel. L’universel in re n’est pas un singulier qui aurait quoi que ce soit en commun avec tous les singuliers de son espèce, mais la loi. La question réelle n’est plus : « les universaux sont-ils réels? », mais : « les lois ou les types généraux sont-ils des fictions de l’esprit ou sont-ils réels ? » (1.16). Les travaux de Peirce en logique l’ont en effet convaincu que les questions centrales sur les universaux ne concernent pas les qualités, mais les relations, lesquelles ne sont pas dérivées, mais constitutives de la définition du concept ou de l’essence de n’importe quel objet. Ce sont les relations qui sont premières, et non les qualités. Partant, les lois régissant les opérations d’une chose sont aussi essentielles que n’importe lesquelles de ses propriétés. On doit donc renoncer à une analyse du problème des universaux en termes de substance (quelle que soit la manière dont on la définisse, substrat, faisceau, etc.) et d’attributs. En vérité, la maxime scolastique operari sequitur esse qui permettait de définir la perfection d’une essence selon sa capacité à réaliser telle ou telle opération, était sur la bonne voie. Mais elle n’est pas allée assez loin, ni davantage, en règle générale, les médiévaux, que leur logique ancienne a empêchés de voir que le concept fondamental n’est pas celui de ressemblance ou de substance, mais celui de relation ou de loi. Toute l’entreprise peircienne consistera à montrer comment les lois ou principes généraux « sont réellement opérants dans la nature »(5.101) (« La science a toujours été en son cœur réaliste, et doit toujours l’être » (1.20)). Mais on comprend aussi pourquoi « le pragmaticisme n’aurait guère pu entrer dans un esprit qui ne fût pas déjà convaincu de l’existence d’universaux réels »(5.503). Ainsi, dire qu’un diamant est dur, ce sera dire qu’il est régi par la loi, que « l’expérimentation le prouvera comme un fait réel; en d’autres termes, c’est un fait réel qu’il résisterait à la pression, ce qui revient à du réalisme scolastique extrême » (8.208), à savoir à la reconnaissance de certains possibles réels, would-be, ou habitudes (5.457).

On dispose là d’un élément très important pour une position réaliste correcte. La question en effet n’est pas seulement de choisir entre des universaux platoniciens (non instanciés, i.e. transcendants) et des universaux aristotéliciens (instanciés, immanents). Jusqu’à un certain point, ainsi que l’a fait remarquer Sydney Shoemaker à Armstrong[73], c’est aussi celle de savoir comment des universaux peuvent être des manières d’être (ways)  des choses.  Armstrong rejette cette idée parce que, selon lui, « la conséquence en serait alors que les universaux seraient des êtres nécessaires, là où il est fondamental au système développé (ici) que les universaux, comme les particuliers, soient des êtres contingents » (bien que ce puisse être, admet-il, une doctrine discutable). 

Mais n’est-ce pas un prix trop cher à payer? D’autant plus que l’une des fonctions assignées aux universaux par Armstrong (et qu’il partage avec D. H. Mellor[74]) est de fonder des pouvoirs causaux (et pas seulement des ressemblances objectives). Or comment les propriétés y parviennent-elles? Par le truchement de lois scientifiques, selon le schéma suivant :  « des connexions causales…impliquent des connexions nomologiques…une connexion nomologique est une connexion soumise à une règle générale, et doit donc dépendre de la nature générale, à savoir, des propriétés des particuliers soumis à la règle »[75].

Ce lien entre la causalité, les lois et les propriétés peut s’entendre de diverses manières, mais quelle que soit la solution retenue, elle devra tenir compte de cette conviction familière, qu’une cause a des effets en vertu de certaines propriétés. Dès lors, on peut comprendre pourquoi Armstrong loue chez Duns Scot cette « victoire de la particularité ». Est-ce à dire pour autant que nous ayons ici une conception correcte du fonctionnement des lois, ainsi que de la place réelle occupée dans la réalité par l’universalité?

L’une des raisons pour lesquelles Armstrong préfère à la théorie des tropes — en dehors du fait que celle-ci doit tenir la ressemblance pour une notion primitive — celle des universaux, est que celle-ci autorise ce qu’il considère comme « une théorie bien plus plausible de la nature des lois de la nature »[76]. Or il est très difficile, pour un théoricien des tropes de sortir d’une théorie des lois en termes de régularités :

« Avec les universaux, il devient possible de construire les lois comme des rapports entre universaux. Selon cette conception des lois, le fait pour un particulier ou pour des particuliers d’avoir certaines propriétés (ce qui signifie parvenir à un certain état de choses, ou à un certain type d’états de choses) produit ou a une certaine probabilité de produire un autre état de choses d’une certaine sorte, la production se présentant en vertu des propriétés antécédentes. C’est là une manière très naturelle de concevoir l’opération des lois, qui a, entre autres avantages, celui de faire progresser le problème de l’induction »(WSA, p. 24).

Mais comment peut-on éviter une analyse des lois en termes de régularités sans prendre d’une manière ou d’une autre au sérieux (ce que le métaphysicien de Sydney ne semble pas prêt à faire) le rôle des habitudes, des dispositions, ou des propensions à l’œuvre dans la nature? [77]

Armstrong a montré, comme le font toujours les bons métaphysiciens, que la métaphysique correcte est celle qui sait être a posteriori et attentive à la science. Mais, de temps à autre, et en particulier, lorsque le mystère tend à s’épaissir, ce peut être une bonne antidote à l’illusion métaphysique que de revenir à des intuitions a priori[78], ou tout simplement au sens commun. J’opposerai donc pour finir à ce que pourrait être, selon la suggestion d’Armstrong, la « victoire de la particularité », mes propres expériences de pensée sur ce qui me paraît plutôt consacrer la « victoire » permanente de la « généralité ».

Premier test : imaginons qu’une cuisinière veuille confectionner une tarte aux pommes — l’exemple est de Peirce (1.341) —. Elle commencera par suivre une série de règles générales prises dans son livre de recettes. Ce qu’elle désire, c’est bien une tarte aux pommes, mais pas telle ou telle tarte particulière. Ce qu’elle veut en vérité, c’est « quelque chose qui produira un certain plaisir d’une certaine sorte ». Certes, elle veut une « bonne tarte aux pommes, faite de pommes fraîches, avec une pâte assez légère, pas trop sucrée, et pas trop amère, etc. ». Mais elle n’a pas à l’esprit « telle tarte aux pommes particulière qu’elle voudrait servir », même si ce qu’elle désire et veut servir, c’est bien une tarte aux pommes et à quelqu’un en particulier. On peut en dire autant des gestes qu’elle doit accomplir pour confectionner sa tarte. Même si elle doit utiliser des pommes particulières, elle sera indifférente à telle ou telle pomme particulière (à moins que l’on ait affaire à une maniaque) : ce qu’elle veut c’est une  pomme, non pas cette pomme particulière, si ce n’est peut-être telle espèce de pommes (Golden, Clocharde, Reinette, etc.) ou de telle qualité (par exemple qui ne soient pas pourries).

Second test : celui du savant. Son attitude est semblable à celle de la cuisinière; ce qui l’intéresse dans une expérimentation, ce n’est pas tel ou tel morceau d’or ou d’acide. Ce qu’il recherche ne concerne pas l’échantillon particulier, mais la structure moléculaire (4.530), à savoir, une certaine nature qui n’est en soi ni particulière, ni universelle, ni particulière parce que le cas singulier n’est qu’une contraction de cette nature, ni universelle parce que l’universalité n’est pas en acte, mais potentielle, sous la forme d’une habitude, disposition ou propension prédicable.

Mais sans doute ne verra-t-on ci qu’une victoire à la Pyrrhus ou (pour rester dans les métaphores australiennes), qu’un réalisme façon-autruche.

 

------------------------------------

 



[1]. J. Largeault,  Enquête sur le nominalisme, Paris-Louvain, Neuwelaerts, 1971, p.47.

[2]. Ch. Landesman, The Problem of Universals, New York, London, 1071, p. 47. Et plus récemment, Alex Oliver, ‘The Metaphysics of Properties’,  Mind, vol.105, n°417, janv.1996, 1-80.

[3]. Telle est la position adoptée par A. de Libéra dans ses deux récents livres: La querelle des universaux (de Platon au Moyen-Age),  Paris, Seuil, 1996, et L’art des généralités: théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999.

[4]. ‘Universals’, Philosophical Quarterly (1950-1951), 218-227, repris in Logic and Language, Second Series, ed. A. N. Flew, Oxford, 1955.

[5]. Comme le suggère par ex. R. B. Brandt in ‘The Languages of Nominalism and Realism’, Philosophy and Phenomenological Research, XVII (1967), 516-536.

[6]. Selon l’expression de Quine dans ‘On what there is’. Voir aussi Nelson Goodman, ‘A World of Individuals’.

[7]. M. Devitt et K. Sterelny, Language and Reality, Oxford, Blackwell, 1987, p. 228.

[8]. D. Lewis, ‘New Work for a Theory of Universals’, Australasian Jounral of Philosophy, 1983, 61, 4, 343-77.

[9]. Nominalism and Realism: Universals and Scientific Realism, Cambridge,  Cambridge University Press, 1978a, vol.1, p.xiv.

[10]. K. Campbell, Metaphysics : an Introduction, Encino, California, Dickenson, 1976, p. 206. Ceci a trait à la version linguistique que propose Armstrong de son problème : « Ce que l’on demande c’est comment un terme général peut être appliqué à une multiplicité indéfinie de particuliers » (1978a, p.xiii). C’est ce que note Alex Oliver, art.cit.p. 47.

[11]. Abstract Particulars, Oxford, Blackwell, 1990, p. 29. Il est difficile de résister à la tentation de conclure que Campbell cherche bien une explication métaphysique, non causale, des faits mentionnés dans ces questions. Comme l’observe A. Oliver, « il n’est aucunement fait mention ici de prédicats, mais le mystère est entier. Nous savons que nous sommes dans le royaume d’une métaphysique ténébreuse, par la présence des termes ambigus “en vertu de” »(art.cit.p. 48).

[12]. Cf. P. Simons, ‘Particulars in Particular Clothing: Three Trope Theories of Substance’, Philosophy and Phenomenological Research, 1994, 54, 3, 553-575, p.570 : « Le problème que tout le monde doit résoudre a trait à des questions d’identité » .

[13]. Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[14]. A.  Quinton, ‘Properties and Classes’,  Proceedings of the Aristotelian Society, 1958, 58, 33-58, p. 44. Dans ce qui suit, je reprends la présentation donnée par Oliver des solutions, art.cit. p. 27 sq.

[15]. Telle est la position de D. Lewis, On the Plurality of Worlds, Oxford, Blackwell, 1986, § 1.5.

[16]. Armstrong  part de deux sortes de catégories génériques d’entités : les universaux et les particuliers, et de l’idée aristotélicienne que les universaux sont présents dans leurs instances; les particuliers instancient des universaux  de premier ordre et les universaux de premier ordre instancient des universaux de second ordre etc.; mais la question de savoir ce que sont universaux et particuliers est a posteriori (C’est la science, en l’occurrence, la physique qui en décidera): Armstrong se contente de suggérer qu’on peut mettre sous l’étiquette « particuliers » des points spatio-temporels, sous celle de propriétés  de premier ordre, le fait d’avoir une certaine charge ou une certaine masse, sous celle de relations de premier ordre, les relations spatio temporelles, sous celle des déterminables le fait d’être une certaine masse, et sous celle de relation de second ordre, la loi de causalité. Armstrong rejette donc toute démarche a priori: « si l’on peut prouver a priori qu’une chose tombe sous un certain universel, alors un tel universel n’existe pas »(A Theory of Universals, op. cit., p. 11). On ne saurait donc conclure de l’existence d’un prédicat à celle d’un universel (qui serait sa signification).

[17]. D. Lewis ‘Against Structural Universals’, Australasion Journal of Philosophy, 1986, 64, 1, 25-46, et ‘Comments on Armstrong and Forrest’, Australasian Journal of Philosophy, 1986, 64, 1, p.92-3. cf A.  Oliver, art.cit.p. 13.

[18]. Cf. A. Oliver, art.cit.p. 29.

[19]. A Combinatorial Theory of Possibility, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p.70.

[20].  Universals; an Opinionated Introduction, Boulder, Colorado : Westview Press, 1989, p.89.

[21]. WSA, op.cit., 1997, p. 265.

[22]. Opera Philosophica (OPh.) edit. Gal et al., St. Bonaventure, New York, The Franciscan Institute, 7 vols. 1974-1989; Opera Theologica (OTh.)  edit. Gal et al. Saint Bonaventure, 10 vols. 1967-1986.

[23]. Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, suivi de : Avicenne et le point de départ de Duns Scot, Paris, Vrin, 1927, réédit. 1986. Pour des commentaires plus récents sur les rapports entre Scot et Avicenne, voir notamment O. Boulnois, « Réelles intentions: nature commune et universaux selon Duns Scot », Revue de métaphysique et de Morale, n°1, 1992 « Les Universaux », 3-34, et A. de Libéra, la querelle des universaux,  op.cit., p 311-350.

[24].  A. de Libéra  De l’art des généralités, op.cit., p. 499 sq.

[25]. Jean Duns Scot, introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin, 1952, p. 85sq. et 1986, p. 135 et 170sq..

[26] .  Logica, Pars I; fol. 2 rb Opera..., Venise, 1508.

[27].  Duns Scotus, Quaestiones in Metaph. 1.1, qu.6, n.6, t.IV, p.540, Opera omnia, édition Wadding, Lyon, 1639 (p. 505-848).

[28]. The Collected Papers of C.S. Peirce,  (C.P) Harvard University  Press, (1931-58), 8 vols., cités par numéro de volume puis de paragraphe; sur les liens plus étroits entre Peirce et Duns Scot, voir C. Tiercelin, « L’influence scotiste dans le projet peircien d’une métaphysique scientifique », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1999, n°1, p. 117-134.

[29].  Gilson, 1952, p. 515.

[30].  Gilson, op.cit., p. 106-7.

[31]. Ord..II, d.3, q.6, nn169-170; in Duns Scotus, Opera Omnia, C. Balic edit. Rome 1950-, VII, p.474-5. cf. Aristote  Métaphysique 1017b, Catégories, 2a11.

[32] Ord..II, d.2, p.1, q.1, n18; in Duns Scotus,Opera Omnia ,VII, p.398. « Secundum Philosophum V Metaphysicae cap.de “ad aliquid”, idem, simile et aequale fundantur super “unum”, ita quod licet similtudo habeat pro fundamento rem de genere qualitatis talis, tamen relatio non est realis nisi habeat fundamentum reale rationem proximam fundandi realem; igitur unitas quae requiritur in fundamento relationis similitudinis, est realis; non est autem unitas numeralis, quia nihil unum et idem simile vel aequale sibi ipsi ».

[33]. Metaph..I.VII, q.18,n1, Wadding, t.IV, p.721: « Propterea, si nihil esset in re, nisi singulare, nulla esset unitas realis, nisi unitas numeralis, quae est propria singulari; consequens falsum propter sex.Primo quia tunc differentia omnis realis esset numeralis: nam omne diversum ea unitate (scil. numerali) est diversum ab aliquo, qua est in se unum: hoc consequens est falsum»; cf.Ordinatio, II, d.3, q.6, nn169-170, Duns Scotus 1950,VII, pp.474-5, trad.fr., par G. Sondag, Le principe d’individuation (trad. de Ordinatio II, dist. 3, partie 1), Paris, Vrin, 1992,  p.166-7.

[34].  ibid.; cf. Gilson,1986, p.176-77.

[35].  Nous renvoyons ici pour le détail de l’argument à Gilson, art.cit.p. 176-177 et Marilyn Adams, ‘Universals in the fourteenth century’, The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, 411-440, p. 413.

[36].  Ord.  II, d.2, p.1, q.1, n.19; Duns Scotus, VII, p.398-9.

[37]. Ord. .II, d.3, p.1, q.1, n3, Duns Scotus, VII, p.392, trad. fr. G. Sondag,  p. 88.

[38]. Metaph.1.VII, q.18, n5, Wadding, t.IV, p.723.

[39].  « Aliter in sciendo aliqua de universalibus nihil sciremus de rebus, sed tantum de conceptibus nostris » (ibid. n.10, p.724, cité par Gilson, 1986, p.178-9.

[40].  Gilson,1952, pp.106-7 et A.B.Wolter, The Transcendentals and Their Function in the Metaphysics of Duns Scotus, Saint-Bonaventure, New York, San Franciscan Institute, 1946, p.69.

[41].  Metaph.1.VII, qu.18, n.1, t.IV, p.721.

[42].  Metaph. 1, VII, q.13, nn 2-3.

[43].  M. Grajewski, The Formal Distinction of Duns Scotus, Catholic University of America Press, Washington D.C., 1944, p. 143.

[44].  Ord.  II, d.3, q.1, nn 8-9, trad. fr. p.89-90.

[45].  Marilyn Adams, art.cit., p. 414.

[46]. « Le vérifacteur (truthmaker) est tout ce qui, dans le monde est susceptible de rendre vraie une vérité » (WSA, op.cit., p. 13).

[47]. Voir  saint Thomas, De ente et essentia, chap.2; Summa Theologiae, I, q.75, a.7; D. Harris, Duns Scotus, Clarendon Press, 1927, 2 vols., vol.2,p.15-16.

[48].  Ord.  II, d.3, q.4, n.111, Duns Scotus, VII, p. 446, trad. fr., p. 140.

[49].   Gilson,1952, p.465;  Ord.  II, d.3, q. 5, trad. fr., p. 151-155.

[50]. De ce point due vue, Gilson a raison d’opposer la philosophie thomiste et la philosophie scotiste : la première tenant la quiddité pour une puissance dont l’existence est l’acte; la seconde considérant que la quiddité est indifférente de soi à l’existence. D’où une définition distincte dans les deux cas du possible : pour saint Thomas, il signifie « possibilité d’existence »; dans le cas de Duns Scot, « pure absence d’existence ». La possibilité d’une chose ne signifie rien de plus que la cécité dans l’œil” (Ord.  I, 1, d.30, q. 2, n.15, in Gilson, op.cit., p.466n1.)

[51].  Gilson, op.cit., p.458.

[52].  Ibid., p. 460.

[53]. Ord., II, d.3, q.6, nn 169-170, Duns Scotus, VII, pp.474-5, trad. fr. p. 166-167.

[54]. Gilson, op.cit., p. 464.

[55].  Ibid., note 2. cf. Grajewski, op.cit. p. 151-2.

[56].  Ord., II, d.3, p.1, q.6, n187-8, Duns Scotus, VII, p.483-4, trad. fr. p. 176-177.

[57]. A. B. Wolter, A.B. op.cit.,  p. 14-24.

[58]. M. Grajewski, op.cit., p.93.

[59] . Ibid., p. 65-74.

[60]. Ord.  I, d.2, q.7, n 45, Wadding, t. VIII, 604a,  et Ord.  II, d.3, q.6, n15, trad. fr. p. 176-177.

[61].  C.S.Peirce, C.P. 5.312; 1.26; 8.144-48; 8.153, etc.

[62].  M. Adams, art.cit.p.414.

[63].  M. Adams, art.cit.p.415

[64]. Lectura, I, d.2.p.2,q.1-4,n275, Duns Scotus, XVI, p.216; Ord.  I, d.2, p.2, q.1-4, n403, Duns Scotus,  II, p.356-7.

[65].  « ..inclure formellement, c’est inclure quelque chose dans sa raison essentielle, de sorte que, si l’on assigne une définition à l’incluant, l’inclus est sa définition ou une partie de la définition. Et comme la définition de la bonté en commun n’a pas en soi la sagesse [en commun], [la bonté] infinie [n’a pas en soi la sagesse) infinie: il y a donc une certaine non-identité formelle de la sagesse et de la bonté, puisqu’elles auraient des définitions distinctes si elles étaient définissables.— Or une définition indique non seulement la raison causée par l’intellect mais encore la quiddité de la chose: il y a donc une non-identité formelle du côté de la chose » (Ord.  I, dist. 8, q.4, n18, trad. fr. O. Boulnois,  Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988, p. 284-5.

[66].  Reportata Parisiensia, I, d. 33, q. 2-3 et d. 34, q.1.

[67]. M. Adams, art.cit.p.416. Reportatio Parisiensis, I, d.33, q.2; MS Civitas Vaticana, bibl. apost., cod. Borgh. lat. 325 ff. 82vb- 83ra.

[68]. Ibid., MS Vat. Borgh. 325, f.83 rb, cité par M. Adams, art.cit., p. 417.

[69]. B. Landry, Duns Scot, Paris, 1922, p. 76.

[70].  A. B. Wolter, op.cit.,  p.23.

[71] . Cf. C. Tiercelin, Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, Paris, PUF, 2002, chap. 1.

[72]. L’art des généralités, op.cit.

[73].   Cf. A World of States of Affairs, op.cit., p. 38.

[74].  Voir par ex., D..H. Mellor, Matters of Metaphysics, Cambridge University Press, 1991, chap. 6.

[75]. D. Armstrong, A Theory of Universals: Universals and Scientific Realism, 1978b, vol.II, Cambridge University Press.

[76]. WSA, p. 29.

[77] . J’analyse cette difficulté dans  « Sur la réalité des propriétés dispositionnelles », Actes du Colloque de l’université de Caen « Le réalisme des universaux », février 2001, à paraître, et dans ‘Dispositions and essences’, Actes du Colloque International « Dispositions et pouvoirs causaux », Paris, septembre 2002, à paraître.

[78]. Je défends ce type de méthode en métaphysique, préconisée par des auteurs comme F. Jackson ou H. Putnam, dans « La métaphysique et l’analyse conceptuelle », Revue de Métaphysique et de Morale, numéro spécial sur « la métaphysique », n°4, 2002.