Les sciences cognitives

(Grand dictionnaire de philosophie, Larousse, 2003)

 

 

 

Pierre Jacob

 

 

           

 

 

Le mot "cognition" vient du latin cognoscere et il a approximativement la même extension que le mot "intelligence". Les sciences cognitives étudient l'ensemble des manifestations de l'intelligence humaine. Comment un bébé humain apprend-il la référence des mots de sa langue maternelle ? Comment reconnait-on un visage qu'on n'a pas revu depuis vingt ans ? Pourquoi est-il plus facile de mémoriser Le petit chaperon rouge qu'une liste de numéros de téléphone ? Pourquoi est-il plus facile de juger "9 est plus grand que 2" que "6 est plus grand que 5" ? Pourquoi la couleur des objets nous paraît-elle constante en dépit des variations dans les longueurs d'onde de la lumière qu'ils réfléchissent ? Quel rôle jouent les émotions dans les prises de décision ?

 

L'importance théorique des sciences cognitives tient à trois caractéristiques. Premièrement, les sciences cognitives poursuivent par d'autres moyens — des moyens scientifiques, formels et expérimentaux — le projet traditionnel de ce qu'on nomme en philosophie l'"épistémologie", c'est-à-dire la théorie de la connaissance. Les sciences cognitives ont en effet pour ambition de fournir une connaissance des mécanismes de la connaissance qui soit aussi exacte, objective et impartiale que la connaissance physique des particules élémentaires, la connaissance chimique des molécules ou la connaissance biologique des cellules vivantes. Deuxièmement, les sciences cognitives occupent l'interface entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Comme les sciences humaines, elles étudient la formation et la transformation des représentations mentales. Comme les sciences de la nature, elles ont l'ambition d'offrir des explications causales. Enfin, si les sciences humaines ont pour vocation d'étudier le rôle des idées dans la vie des hommes et des femmes, les sciences cognitives ont pour vocation de nous renseigner sur le propre de l'homme, c'est-à-dire sur ce qui distingue l'intelligence humaine de l'intelligence des autres machines et des autres animaux.

 

Dans le foisonnement des paradigmes théoriques et expérimentaux en sciences cognitives, trois thèmes retiendront notre attention en raison de leur intérêt philosophique intrinsèque. La théorie computationnelle de l'esprit constitue un cadre pour une conception moniste matérialiste de la pensée. Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent que l'intelligence humaine n'est pas un système polyvalent de résolution de problèmes généraux. Les recherches sur les illusions cognitives démontrent l'importance du format dans lequel les problèmes sont traités par l'esprit humain.

 

1. La théorie computationnelle de l'esprit

 

L'étude des capacités cognitives du cerveau humain remonte au milieu des années 50. Grâce aux progrès spectaculaires de la logique et des mathématiques, la construction des premiers ordinateurs capables d'accomplir des opérations numériques réhabilita sur des bases scientifiques l'idée déjà émise au xviiè siècle par Hobbes et Leibniz selon laquelle penser, c'est calculer. Calculer, c'est manipuler, selon des règles, des symboles dans un système formel, indépendamment de leur sens. Un système formel est un langage dans lequel on peut déterminer de manière mécanique si un ensemble de propositions est une preuve d'un théorème. On dispose de règles explicites déterminant si une suite de symboles est une formule du système. On détermine la structure logique des suites de symboles qui sont des formules du système. On dispose de règles explicites de déduction ou de preuves qui déterminent si une séquence de formules est une preuve valide d'un théorème. Selon la célèbre thèse de Turing/Church, toute manipulation ou fonction d'entiers que l'esprit humain peut calculer effectivement peut être aussi calculée par une "machine de Turing". Une machine de Turing est une machine abstraite munie d'un ruban abstrait infini, d'une tête de lecture-et-d'écriture, et d'une table d'instructions (un programme). A chaque instant, la tête est placée devant l'une des cases du ruban. Elle est capable (i) de déterminer si la case contient un symbole ; (ii) si oui, de le lire ; (iii) d'effacer ce symbole ou (iv) d'en inscrire un nouveau. Elle est enfin capable (v) de se déplacer d'une case le long du ruban à droite ou à gauche en fonction des instructions contenues dans sa table. Si la tête est placée devant une case dont le "contenu" ne correspond à aucune instruction contenue dans la table, la machine s'arrête.

 

Deux sortes d'arguments militent en faveur de la théorie computationnelle de l'esprit :  des arguments épistémologiques ou méthodologiques et des arguments ontologiques. Premièrement, grâce au "computationnalisme", un système cognitif peut être étudié à trois niveaux complémentaires (Chomsky, Marr, Newell). On commence par caractériser une compétence cognitive : par exemple, la capacité d'effectuer des additions, c'est-à-dire d'associer un entier positif à toute paire d'entiers positifs. On caractérise ensuite l'algorithme ou la procédure particulière employée pour exécuter la compétence. Pour exécuter une addition, il faut choisir un système de représentation des nombres entiers (par exemple, le système décimal et les chiffres arabes) et un ordre d'application des opérations. Enfin, on recherche le mécanisme physique grâce auquel l'algorithme est "implémenté" : une calculatrice électronique et un cerveau humain sont deux mécanismes physiques distincts susceptibles d'implémenter un algorithme d'exécution d'une addition[1]. Deuxièmement, la théorie computationnelle de l'esprit est compatible avec une conception moniste matérialiste de la pensée. Souscrire au monisme matérialiste, c'est s'opposer au dualisme cartésien entre des entités (une "substance") pensantes immatérielles et des entités (une "substance") étendues matérielles. Selon cette théorie aujourd'hui défendue par  Fodor[2] et Pinker[3], la pensée n'est en effet rien d'autre qu'un ensemble d'opérations élémentaires effectuables par un dispositif physique inconscient.

 

2. L'esprit humain : un ensemble de compétences spécialisées

 

Au milieu des années 50, les travaux de Chomsky sur les propriétés combinatoires des grammaires des langues humaines mirent en évidence le fait que savoir parler ou avoir la "faculté de langage", c'est connaître implicitement des règles syntaxiques et que ce savoir est riche, complexe, largement inconscient et partiellement inné. Selon l'argument dit de "la pauvreté du stimulus", tous les enfants humains apprennent uniformément la grammaire de leur langue maternelle. Or, grâce à leur expérience linguistique, ils n'ont accès qu'à un sous-ensemble fini de l'ensemble infini des phrases grammaticales de leur langue. Donc : les enfants humains sont prédisposés génétiquement à acquérir la grammaire d'une langue naturelle. Selon Chomsky, cette prédisposition (nommée "grammaire universelle") est propre à l'espèce humaine et elle est spécialisée dans l'acquisition du langage[4].

 

Les travaux formels sur la faculté de langage ont donné naissance à des recherches expérimentales en psycholinguistique sur la compréhension du langage chez l'adulte et sur l'acquisition du langage chez le bébé humain. L'étude de l'apprentissage du langage a, à son tour, inspiré des recherches expérimentales sur le développement ontogénétique des capacités cognitives humaines dans différents domaines cognitifs. Ces recherches s'appuient sur  le paradigme méthodologique de la mesure de la durée du regard du bébé. Cette méthodologie suppose qu'un bébé est enclin à regarder plus longuement un événement inattendu qu'un événement familier. En mesurant la durée du regard du bébé, les psychologues du développement ont obtenu des indices expérimentaux sur la surprise, les anticipations et donc les "connaissances" du bébé sur son environnement dans les domaines de la physique naive, la géométrie naïve, l'arithmétique naïve et la psychologie naïve.

 

Dans une série d'expériences réalisées par Wynn, des bébés de 4-6 mois voient un théatre de marionnettes muni d'un écran. Lorsque l'écran est abaissé, ils voient une main apporter un mickey sur la scène. La main repart vide et l'écran est relevé. Puis, ils voient une main tenant un second mickey passer derrière l'écran et repartir vide. L'écran est abaissé et on présente au bébé deux conditions : tantôt le bébé voit deux mickeys sur la scène (situation arithmétiquement possible), tantôt il voit un mickey (situation arithmétiquement impossible). Les bébés de 4-6 mois regardent plus longtemps la situation impossible que la situation possible. Les bébés préfèrent-ils contempler un objet que deux objets ? Cette hypothèse est réfutée par le fait que si on leur présente deux mickeys et qu'on en soustrait un, les bébés regardent plus longtemps deux objets qu'un seul. Peut-être les bébés pensent-ils, non pas que 1 + 1 = 2, mais simplement que 1 + 1 ≠ 1. L'expérience montre que les bébés regardent plus longuement la situation correspondant à l'addition incorrecte 1 + 1 = 3 que celle correspondant à l'addition correcte. Les bébés semblent capables d'extraire certaines informations numériques élémentaires à partir des stimuli perçus[5].

 

A la suite d'expériences réalisées par Cheng et Gallistel sur des rats adultes, Spelke et Hermes ont étudié les capacités humaines de navigation. Elles ont constaté que, dans une tâche de réorientation spatiale, à la différence des adultes, les enfants de moins de cinq ans n'exploitent que les indices géométriques sur la forme de l'environnement et négligent les couleurs. Elles en concluent, d'une part, que la cognition humaine inclut un "module" spécialisé dans le traitement des propriétés géométriques de l'environnement. Elles supposent, d'autre part, que l'aptitude à combiner les informations géométriques et non géométriques dépend de la capacité d'utiliser des expressions spatiales du langage public comme les mots "droite" et "gauche". Spelke et Hermes ont de surcroît montré que l'interférence entre une tâche de répétition verbale et une tâche de réorientation spatiale diminue considérablement l'aptitude des adultes à combiner les informations géométriques et non géométriques requises pour résoudre la tâche de réorientation spatiale. Ces recherches suggèrent que la faculté de langage contribue à la flexibilité des comportements humains de navigation dans l'espace qui se manifeste dans l'emploi d'artefacts ausi complexes que les directions verbales, le compas, la boussole ou les cartes géographiques[6].

 

Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent fortement que l'intelligence humaine n'est pas un système polyvalent capable de résoudre n'importe quel problème général. La cognition humaine ne peut pas avoir pour tâche de construire des "solutions générales" parce que, dans la nature, il n'existe pas de "problème général".  L'intelligence humaine se révèle donc être un ensemble adapté d'aptitudes à résoudre des problèmes particuliers apparus au cours de l'évolution de l'espèce.

 

3. L'étude des illusions cognitives et la rationalité

 

Les illusions de la perception visuelle — comme l'illusion de Müller-Lyer — ont été abondamment étudiées par la psychophysique de la vision. L'étude psychologique des inférences démonstratives et inductives (ou non démonstratives) soulève la question de savoir s'il existe aussi des illusions cognitives. A la différence du modus ponens et du modus tollens, la négation de l'antécédent — conclure "- q" à partir des prémisses "p ® q" et "-p") — et l'affirmation du conséquent — conclure "p" à partir des prémisses "p®q" et "q") — sont des sophismes. L'étude expérimentale du raisonnement démonstratif révèle que l'esprit humain succombe facilement aux charmes des sophismes. L'étude des inférences inductives et des jugements dans l'incertitude suggère que l'esprit humain éprouve des difficultés dirimantes à apprécier les probabilités.

 

Les psychologues Tversky et Kahneman, qui ont mené des études pilotes sur l'aptitude humaine à raisonner dans l'incertitude, ont notamment donné à des sujets la description suivante : "Linda est une jeune femme intelligente de 31 ans. Elle a une licence de philosophie. Lorsqu'elle était étudiante, elle a milité contre les discriminations raciales et contre l'injustice sociale". Ils ont demandé ensuite aux sujets d'estimer respectivement la probabilité que Linda soit caissière dans une banque et la probabilité qu'elle soit caissière dans une banque et active dans le mouvement féministe. Typiquement, 80%-90% des sujets violent la règle de la conjonction de la probabilité selon laquelle la probabilité d'une conjonction ne peut excéder la probabilité de chaque membre de la conjonction. Tversky et Kahneman ont expliqué cette illusion en invoquant ce qu'ils nomment l'"heuristique de représentativité": compte tenu de la description, Linda est jugée plus représentative (ou prototypique) des caissières dans une banque qui sont féministes que des caissières dans une banque en général[7]. Le psychologue évolutionniste Gigerenzer a fait valoir que cette illusion cognitive diminue lorsque le même problème est formulé en termes de fréquences naturelles : les sujets sont informés que 200 femmes satisfont la description de Linda. Combien d'entre elles sont caissières dans une banque ? Combien sont caissières dans une banque et actives dans le mouvement féministe ? La violation de la règle de la conjonction n'est plus commise que par 0% à 20% des sujets[8].

 

Supposons que la probabilité a priori qu'un individu ait le cancer du colon soit 0,3%. La probabilité qu'un individu réagisse positivement à la coloscopie s'il a le cancer du colon est 50%. La probabilité qu'un individu réagisse positivement à la coloscopie s'il n'a pas le cancer du colon est 3%. Quelle est la probabilité qu'un individu ait le cancer du colon si il réagit positivement à la coloscopie ? Dans cette version, la solution du problème requiert l'usage du théorème de Bayes[9]. Or, la même information peut être présentée dans un format fréquentiste : 30/10.000 individus ont le cancer du colon. 15/30 individus ayant le cancer réagissent positivement à la coloscopie. 300/9.970 individus qui n'ont pas le cancer réagissent aussi positivement à la coloscopie. Dans cette population, si un individu réagit positivement à la coloscopie, quelle est la probabilité qu'il ait le cancer du colon ? On calcule la réponse en divisant le nombre des individus ayant le cancer du colon et réagissant positivement au test par la somme de ceux qui réagissent positivement au test sans avoir le cancer et de ceux qui ont le cancer et ne réagissent pas au test : 15/(300 + 15). Ce nombre est légèrement inférieur à 5%. L'esprit humain paraît incontestablement mieux adapté pour traiter l'information dans sa version fréquentiste que dans sa version probabiliste.

 

Tversky et Kahneman ont découvert que certains problèmes de raisonnement dans l'incertitude engendrent de véritables illusions cognitives lorsque le problème est présenté dans un certain format. Dans le domaine visuel, une illusion perceptive conduit à une représentation fallacieuse d'un stimulus visuel. Une illusion cognitive pousse l'esprit à accepter une conclusion que les prémisses ne justifient pas. Cette découverte ne plaide pas en faveur de la rationalité des processus de raisonnement humains. Gigerenzer soutient cependant que l'esprit humain est spécialement préparé pour la manipulation des fréquences naturelles et non pas pour apprécier la probabilité des événements individuels. Ce débat donne raison à Marr, le spécialiste de la vision computationnelle, qui avait souligné qu'un système de traitement de l'information est sensible au format dans lequel l'information lui est présentée.

 

Grâce aux sciences cognitives, les êtres humains seront-ils capables d'atteindre une compréhension scientifique détaillée de l'intelligence humaine ? Une connaissance scientifique authentique des mécanismes de la connaissance est-elle possible ? Il est sans doute prématuré de prétendre répondre à ces questions. Parce qu'elles occupent le carrefour entre les sciences humaines et les sciences de la nature, les sciences cognitives peuvent toutefois d'ores et déjà faire une contribution à la fameuse querelle sur le "dualisme méthodologique" entre les Geisteswissenschaften (ou "sciences de l'esprit") et les sciences de la nature. Selon une tradition philosophique allant d'Aristote à Hempel en passant par Hume et Mill, toute explication scientifique est une explication causale et expliquer un phénomène particulier consiste à le subsumer sous une ou plusieurs lois générales. Pour les partisans du "dualisme méthodologique", les "sciences de l'esprit" ont pour tâche de comprendre les actions humaines. A la différence des phénomènes physiques, astronomiques, chimiques, géologiques ou biologiques, les actions humaines n'ont pas seulement des causes, elles ont aussi des raisons. A la différence de l'explication causale d'un phénomène non humain, la compréhension d'une action humaine consiste aussi, selon les partisans du dualisme méthodologique, à découvrir ses raisons. De surcroît, seule l'empathie permet de comprendre les raisons d'un agent. Comme le montrent les recherches sur le développement ontogénétique des compétences psychologiques, la perception d'une action humaine ne provoque pas chez un bébé humain la même réponse que sa perception d'un stimulus physique quelconque. Non seulement les sciences cognitives  modifient les frontières entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, mais grâce à leur démarche expérimentale, elles contribuent aussi à une meilleure compréhension scientifique des mécanismes de l'empathie elle-même.

 



[1] Marr, D. Vision, San Francisco, Freeman, 1982.

[2] Fodor, J.A. The Elm and the Expert, Cambridge, Mass., MIT Press, 1994. 

[3] Pinker, S. How the Mind Works, New York, Norton, 1997.

[4] Chomsky, N. Reflections on Language, New York, Pantheon Books, 1975.

[5] Cf. Dehaene, S. La Bosse des maths, Paris, Odile Jacob, 1997.

[6] Hermer, L. & Spelke, E., "Modularity and development: the case of spatial reorientation", Cognition, 61, 1996, 195-232. Hermer-Vasquez, L. & Spelke, E., "Sources of flexibility in human cognition: dual-task studies of space and language", Cognitive Psychology, 39, 3-36, 1999.

 

[7] Kahneman, Slovic, D. & Tversky, A. (dir.) Judgment Under Uncertainty: Heuristics and Biases, Cambridge: Cambridge University Press, 1982.

[8] Gigerenzer, G.

[9] Le théorème de Bayes se formule ainsi : "P(H/D) = P(H)P(D/H)/P(H)P(D/H)+P(-H)P(D/-H)" où "H" désigne l'hypothèse et "D" les données.