L'histoire des sciences et la philosophie des sciences[1]

 

 

Pierre Jacob

 

            L'histoire des sciences et la philosophie des sciences sont aujourd'hui deux disciplines à part entière. Globalement, elles offrent de l'activité scientifique deux images contrastées - une image "régionaliste" et une image "fédéraliste" - qu'on peut résumer par deux différences majeures. L'histoire des sciences souligne la pluralité des sciences et leur enracinement dans le reste de la culture. La philosophie des sciences met en relief leur unité et ce qui les sépare du reste de la culture.

            Premièrement, parce que la démarche historique favorise la recherche des particularités régionales, l'histoire des sciences présente les différentes sciences et les différentes époques d'une même science comme autant d'ilots séparés les uns des autres. Parce que la logique favorise la recherche de l'unité, la philosophie des sciences souligne au contraire les traits généraux de la démarche scientifique. Deuxièmement, parce qu'au cours du dernier quart de ce siècle, elle a sollicité de plus en plus le concours des sciences sociales - la sociologie des sciences et l'anthropologie -, l'histoire des sciences tient la démarche scientifique pour un fait anthropologique parmi d'autres et elle tend à gommer les différences entre la vie culturelle en général et la vie scientifique en particulier. Parce qu'elle tient l'activité scientifique pour une voie d'accès austère mais inégalée à la connaissance d'aspects de l'univers inaccessibles aux seules ressources du sens commun, la philosophie des sciences met en évidence ce qui sépare la démarche scientifique des autres activités humaines. C'est parce qu'elle est animée par l'idée de l'unité de la démarche scientifique que la philosophie des sciences accentue ce qui sépare les sciences des autres activités humaines. Réciproquement, parce qu'elle a le souci d'enraciner les sciences dans le reste de la culture, l'histoire des sciences souligne la singularité des différents domaines de la science.

             Les historiens des sciences reprochent - non sans raison - aux philosophes des sciences de recourir à l'histoire non pas tant pour découvrir la vérité historique que pour illustrer leurs thèses. En témoignent les premiers mots de l'introduction au célèbre manifeste dans lequel Thomas Kuhn réclamait le droit pour l'histoire des sciences d'être plus qu'un simple "catalogue chronologique ou anecdotique". Prise au sérieux, l'"histoire", annonçait-il, pourrait provoquer "une transformation décisive dans l'image de la science"[2].

            De surcroît, les grands programmes de recherche en histoire des sciences ont été périodiquement définis par opposition à certaines thèses centrales de la philosophie des sciences qui leur était contemporaine[3]. En 1962, lorsque Kuhn publie The Structure of Scientific Revolutions, la philosophie des sciences est dominée par la controverse entre Rudolf Carnap et Karl Popper sur la nature de la rationalité scientifique : entre deux hypothèses rivales, faut-il, comme le fait valoir Carnap, préférer celle à laquelle les observations ou les données expérimentales confèrent la plus haute probabilité ? Ou faut-il, comme le soutient Popper, préférer celle qui détient le contenu informatif le plus élevé ? Pour significatif que fût leur désaccord sur la rationalité, Carnap et Popper n'en partageaient pas moins plusieurs prémisses[4]. Et c'est sur ces prémisses partagées que Kuhn concentra sa critique. Contrairement à Carnap et Popper, Kuhn soutient en effet que le développement scientifique n'est pas cumulatif ; que les changements de paradigme ne sont pas guidés par des choix rationnels ; que des théories successives dans l'histoire d'une même science peuvent être "incommensurables" l'une par rapport à l'autre (c'est-à-dire intraduisibles l'une dans l'autre) ; et enfin que la signification du vocabulaire observationnel dépend de la signification du vocabulaire théorique et non l'inverse.

            Quiconque lira la contribution de Dominique Pestre au présent numéro du Débat se convaincra, je crois, de deux choses. Premièrement, deux des thèmes autour desquels D. Pestre a choisi d'organiser son intéressant panorama de l'histoire "sociale" des sciences des vingt-cinq dernières années attestent clairement la prééminence des sciences sociales dans l'histoire des sciences d'aujourd'hui - trente-six ans après la publication de l'ouvrage de Kuhn - : je veux parler de son analyse des différents facteurs sur lesquels repose l'autorité dans les institutions scientifiques et de son examen des rapports entre ce qu'il nomme respectivement la "science pure" et les "sciences pratiques". Deuxièmement, son intéressante discussion du programme de réplication d'expériences scientifiques du passé atteste la persistance de la querelle entre l'histoire des sciences et la philosophie des sciences. Or, il existe un lien entre la prééminence des sciences sociales en histoire des sciences et la volonté des historiens des sciences de poursuivre la polémique avec la philosophie des sciences. Comme je voudrais le faire valoir à présent, cette polémique repose sur certains malentendus.

            D. Pestre place sa présentation du programme de réplication d'expériences scientifiques du passé sous le signe du contraste entre une "idée" (qu'il réprouve) et une "question" (qu'il juge féconde) : l'idée "du caractère contraignant des démonstrations" et la question "de ce qui emporte la conviction, des critères d'intelligibillité et de ce qui fait preuve"[5]. Au "monde unidimensionnel de la preuve logique", il oppose l'idée que "le sens" serait "fabriqué" et l'idée que "le sens" et "les preuves" seraient "socialement négociés" entre savants. Avec la grande majorité des philosophes des sciences, je concéderai volontiers que dans les sciences expérimentales (comme la physique, la chimie ou la biologie moléculaire) et dans les sciences d'observation (comme l'astronomie ou la zoologie), aucune solution "ne s'impose au sens absolu du terme". Autrement dit, dans les sciences empiriques, aucune théorie n'est une conséquence déductive des données ou des preuves. Comme le disent les philosophes des sciences, toute théorie est "sous-déterminée" par les preuves qui lui sont favorables. En un mot, les inférences qui conduisent des preuves ou des données empiriques à une théorie ne sont pas déductives ; elles sont inductives. Mais je n'en conclurai pas que les preuves empiriques font l'objet d'une "négociation sociale". Je n'en conclurai pas davantage à l'inanité de toute distinction entre une preuve expérimentale et "ce qui emporte la conviction". En logique et en mathématiques, il existe une différence entre le fait qu'une démonstration soit valide et le fait qu'un logicien ou un mathématicien tienne une démonstration pour valide. Dans les sciences expérimentales, il existe incontestablement une différence entre le fait que des preuves soient favorables à une théorie et le fait qu'un savant croit qu'une théorie est étayée par des preuves. 

            Quiconque nie la distinction entre une preuve ou une démonstration et ce qui peut passer pour tel s'engage sur la pente savonneuse du relativisme épistémologique. Je voudrais brièvement expliquer pourquoi j'éprouve de l'antipathie à l'égard de cette doctrine qui peut revêtir trois versions. Un relativiste épistémologique peut affirmer qu'en matière scientifique, la vérité n'existe pas. J'appellerai cette version "la conception éliminativiste de la vérité". Il peut soutenir que la vérité est relative à une communauté, à une époque ou à un paradigme. J'appellerai cette version "la conception relationnelle de la vérité". Enfin, il peut soutenir qu'il y a autant de vérités scientifiques que de mondes. J'appellerai cette conception "la thèse de la pluralité des mondes".

            Comme de nombreux autres philosophes, je tiens les deux premières versions du relativisme épistémologique pour auto-réfutantes. L'affirmation éliminativiste selon laquelle la vérité n'existe pas ne peut pas elle-même prétendre être vraie. La conception relationnelle de la vérité affirme qu'une théorie n'est pas vraie tout court mais qu'elle est vraie pour X ou qu'elle est vraie dans une perspective particulière. Selon cette théorie, si je crois que la proposition p est vraie et si vous croyez qu'elle est fausse et si nos perspectives sont différentes, alors il n'y a pas réellement de conflit entre nous. Refuser la théorie relationnelle, c'est simplement maintenir que le prédicat français "vrai" exprime non pas une relation entre une proposition et une perspective mais une propriété "monadique" d'une proposition ou qu'une proposition, si elle est vraie, est vraie tout court. A nouveau, on peut faire apparaître le caractère auto-réfutant de la théorie relationnelle : selon la théorie relationnelle elle-même, il existe une perspective dans laquelle la théorie relationnelle est vraie et il existe une autre perspective dans laquelle la théorie non relationnelle est vraie. Le problème de la théorie relationnelle de la vérité est donc que, contrairement à sa rivale, elle ne peut pas prétendre que sa rivale est fausse.

            Selon la théorie de la pluralité des mondes (qui a été notamment soutenue par Thomas Kuhn et Paul Feyerabend sous le nom de thèse de l'"incommensurabilité" entre paradigmes), un monde est réputé correspondre à la conception géocentriste du système solaire et un monde différent est dit correspondre à la conception héliocentriste du système solaire[6]. Cette doctrine me paraît conçue pour répondre à la question suivante : comment expliquer l'existence des controverses ou les désaccords scientifiques - qu'il s'agisse de désaccords synchroniques ou diachroniques - entre des chercheurs qui souscrivent à des théories apparemment incompatibles ? Or, pour expliquer l'existence des désaccords scientifiques, on n'a nullement besoin de postuler une pluralité des mondes. La possibilité des désaccords scientifiques découle tout naturellement du fait qu'en science - comme je l'ai dit -, les théories sont largement "sous-déterminées" par les données expérimentales ou les données d'observation. Le seul fait que les inférences scientifiques sont toujours soumises à un risque ou à une incertitude inductive suffit à expliquer l'existence de désaccords scientifiques. En revanche, ce qui mérite une explication, c'est la spectaculaire prépondérance des convergences scientifiques. Etant donné la sous-détermination des théories scientifiques par les données ou les preuves empiriques, la question qui se pose est de comprendre le fait que l'histoire des sciences mûres est avant tout une succession d'épisodes au cours desquels des partisans de théories incompatibles se sont accordés pour décider quelles observations seraient susceptibles de les départager et ensuite pour déterminer quelle théorie devait être éliminée.

            Je détecte une certaine ambivalence à l'égard du relativisme épistémologique dans la contribution de D. Pestre. Il y a incontestablement entre les "études sociales" des sciences et le relativisme épistémologique une certaine connivence. Et si D. Pestre confirmait son intention de surmonter le contraste entre les notions de preuve et de conviction, son programme aboutirait, je crois, au relativisme épistémologique. En critiquant la théorie de la pluralité des mondes, je viens de soutenir que la question soulevée par le développement scientifique n'est pas tant de comprendre les désaccords entre les spécialistes que leurs convergences. Lorsqu'il compare le programme de réplication des expériences scientifiques du passé à l'"analyse des controverses", dont il dit qu'elles ont été «le cheval de bataille des "études sociales" dans les années soixante-dix et quatre-vingt», D. Pestre me donne, je crois, partiellement raison. Selon D. Pestre, en effet, celui qui tient les controverses scientifiques pour plus révélatrices que les convergences suppose généralement que les "faits scientifiques" sont des "constructions sociales". Il est donc enclin à adopter ce que D. Pestre nomme la "posture de l'anthropologue méthodologiquement et provisoirement relativiste" et qu'il distingue du "réalisme minimal" qu'épouse, selon lui, l'adepte du programme de réplication des expériences scientifiques du passé.

            J'en viens donc à présent à ce qui me paraît le plus original et le plus neuf dans le panorama de D. Pestre : le programme de réplication d'expériences scientifiques du passé. En préambule, D. Pestre prend ses distances avec deux idées de la philosophie traditionnelle des sciences : l'idée de la «reproductibilité toujours "naturelle" (et effective) des résultats expérimentaux» et l'idée que l'expérimentation est fondamentalement un "test (non problématique) permettant de départager des propositions théoriques rivales".

Quiconque s'engage dans un programme de reconstitution historique d'un dispositif et d'un résultat expérimental suppose que le résultat expérimental en question est reproductible. Mais comme le montre D. Pestre de manière très convaincante, les difficultés rencontrées par toute reconstitution de ce genre sont riches d'enseignement pour la compréhension des sciences expérimentales. D. Pestre a, selon moi, raison lorsqu'il attribue à la tradition dominante en philosophie des sciences (de Pierre Duhem à Willard Van Orman Quine en passant par Rudolf Carnap, Karl Popper et Carl Hempel) l'idée que la mission fondamentale sinon unique d'un expérimentateur est de corroborer ou de réfuter une théorie élaborée par un théoricien[7]. En rejetant la thèse de la subordination de l'expérimentation à la théorie, D. Pestre s'accorde avec le philosophe des sciences Ian Hacking qui, dans un très intéressant petit livre paru en 1983, faisait valoir qu'en 1936, les muons furent découverts par des expérimentalistes et qu'en 1965, le rayonnement cosmique fut découvert par les radioastronomes Penzias et Wilson qui ne cherchaient nullement à corroborer ou à infirmer l'hypothèse du Big Bang[8].

            Lorsque D. Pestre affirme qu'expérimenter, ce n'est pas simplement regarder, fût-ce dans un appareil, on ne peut, je crois, que lui donner raison. Outre que l'observation est un don ou un talent, en sciences expérimentales, pour "voir" quelque chose, il faut savoir faire fonctionner les appareils. L'expérimentation n'est pas un "test instantané", mais un lent "processus". Expérimenter requiert un "apprentissage du geste qui doit réussir à tout coup" et que D. Pestre compare avec bonheur à la répétition et à la préparation d'un spectacle de théatre. D. Pestre soulève de surcroît une question passionnante qu'avait naguère posée l'historien de la physique Peter Galison[9]: à quel instant une expérience est-elle achevée ? A partir de quel moment, est-elle probante ? Sur quels facteurs un expérimentateur s'appuie-t-il pour décider que son travail expérimental est terminé ?

            J'ai dit précédemment que D. Pestre avait une attitude ambivalente à l'égard du relativisme épistémologique. Je dirai maintenant qu'il fait preuve d'ambivalence à l'égard du réalisme scientifique. Comme je l'ai dit, D. Pestre crédite le programme de réplication des expériences scientifiques du passé d'un "réalisme minimal". Conjointement, il se sert de son intéressante description du "labeur" expérimental pour suggérer au lecteur une conclusion hostile au réalisme scientifique qu'il désigne au moyen de la métaphore du "dévoilement de la nature". Je ne dis pas que l'interprétation réaliste des théories scientifiques soit la seule interprétation possible. Mais je ne vois pas pourquoi on devrait renoncer au réalisme scientifique à partir du moment où l'on reconnaît le fait que l'expérimentation requiert une longue préparation et qu'elle repose sur des dons ou des talents. Pourquoi le "dévoilement de la nature" devrait-il être facile ?

            D. Pestre exprime ses réserves à l'égard du réalisme scientifique lorsqu'il dit que "la Nature elle-même... ne parle jamais. Ce sont toujours des hommes qui parlent en son nom". Certes. Une théorie ou une croyance scientifique n'est qu'une représentation. Les adversaires du réalisme scientifique font souvent remarquer qu'en science, on ne peut pas comparer une représentation avec l'état de choses représenté. On ne peut que comparer une représentation à d'autres représentations. Mais se contenter d'affirmer qu'une théorie scientifique est une représentation, c'est omettre une distinction fondamentale entre deux sortes d'énoncés ou de représentations : dans le discours des hommes, il y a des représentations qui aspirent à représenter (ou interpréter) d'autres représentations et il y a des représentations qui aspirent à représenter (ou décrire) des états de choses qui ne sont pas eux-mêmes des représentations. La traduction d'un énoncé d'une langue dans une autre est une représentation du premier type. Mais une théorie scientifique est une représentation du second type. Une traduction peut être fidèle ou infidèle. Mais à la différence d'une théorie scientifique, elle n'est pas à proprement parler vraie ou fausse.

            Pour des raisons que je ne puis exposer en détail dans l'espace qui m'est imparti ici, je souscris pour ma part au réalisme scientifique. Pour gagner en clarté et éviter de recourir aux métaphores, je distinguerai deux affirmations dans le réalisme scientifique : une thèse sémantique et une thèse épistémologique. Premièrement, selon l'ingrédient sémantique du réalisme scientifique, aussi abstraite que soit une théorie, aussi inobservables que soient les entités, les propriétés et les états de choses dont elle parle, une théorie scientifique possède ce que les philosophes nomment une "condition de vérité" et une "valeur de vérité". Autrement dit, elle est vraie ou fausse. Deuxièmement, selon l'ingrédient épistémologique du réalisme scientifique, nos raisons d'adopter une théorie scientifique sont ipso facto des raisons de la croire vraie. Autrement dit, selon le réaliste scientifique, il n'y a pas de différence entre les raisons d'adopter une théorie scientifique et les raisons de la tenir pour vraie[10].

            Un adversaire du réalisme sémantique souscrit à ce que j'appellerai l'"instrumentalisme sémantique". Un adversaire du réalisme épistémologique souscrit à ce que j'appellerai l'"instrumentalisme épistémique". Parce qu'il souscrivait à l'empirisme, un partisan de l'instrumentalisme sémantique comme Carnap se disait sceptique sur l'existence d'entités inobservables (comme les électrons)[11]. Il s'abstenait donc d'accorder une référence au mot "électron" et une condition de vérité aux énoncés théoriques de la physique contenant le mot "électron". Pour lui, un énoncé théorique de la physique contenant le mot "électron" n'exprime pas une proposition théorique ou abstraite décrivant le comportement inobservable des électrons ; c'est un instrument ou une règle d'inférence grâce à laquelle le physicien peut déduire une prédiction observable sur le comportement d'une entité observable, par exemple, le déplacement de l'aiguille d'un galvanomètre. Un adversaire du réalisme épistémique soutient que nos raisons d'adopter une théorie scientifique ne sont pas ipso facto des raisons de la croire ou de la tenir pour vraie. Selon Bas Van Fraassen, qui souscrit à l'instrumentalisme épistémique, adopter une théorie scientifique bien confirmée, c'est croire qu'elle est "empiriquement adéquate" : c'est croire ou tenir pour vraies ses conséquences observables. Autrement dit, comme le disait Duhem, c'est "sauver les phénomènes". Mais ce n'est pas croire ou tenir pour vraie la théorie elle-même[12].  

            En un mot, je souscris au réalisme scientifique parce que chaque version de l'instrumentalisme me paraît confrontée à une difficulté majeure. L'instrumentalisme sémantique répudie l'idée que les lois scientifiques abstraites ou théoriques possèdent une condition de vérité. Mais il concéde que les prédictions observationnelles possèdent une condition de vérité. Or, les lois théoriques ont pour fonction de permettre la dérivation des prédictions observationnelles. A moins de renoncer à l'idée selon laquelle une dérivation logique a elle-même pour tâche de transmettre à sa conclusion la vérité ou la fausseté de ses prémisses, le partisan de l'instrumentalisme sémantique doit expliquer comment une prédiction, qui est une conclusion, peut avoir une valeur de vérité si l'une des prémisses fondamentales dont elle est dérivée est elle-même dénuée de valeur de vérité[13]. Le partisan de l'instrumentalisme épistémique prétend distinguer entre le fait de croire vraie une théorie scientifique et le fait de la croire empiriquement adéquate. Mais en quoi consiste le fait de croire vraie une théorie ? Dire d'un physicien qu'il croit (au sens réaliste) que la théorie T est vraie, c'est lui attribuer un état mental qui est destiné à jouer un rôle dans ses délibérations scientifiques. En attribuant au physicien cette croyance parmi d'autres, on explique les inférences qu'accomplira le physicien. Autrement dit, on explique les prédictions observationnelles que le physicien déduira. Contrairement à ce que soutient le partisan de l'instrumentalisme épistémique, il n'y a donc apparemment pas de différence réelle entre le fait de croire vraie une théorie au sens réaliste et le fait de la croire empiriquement adéquate[14].

            J'ai tenu à faire un (trop succinct) état des lieux de la question du réalisme scientifique dans la philosophie des sciences contemporaine pour indiquer au lecteur les points de contact entre la philosophie des sciences et d'autres départements de la philosophie contemporaine, comme la philosophie du langage et la philosophie de l'esprit[15]. Comme je l'ai dit précédemment, il y a un double contraste entre les images de l'activité scientifique peintes respectivement par l'histoire des sciences et par la philosophie des sciences. L'une souligne la pluralité des sciences et enracine les sciences dans le reste de la culture. L'autre met l'accent sur l'unité de la démarche scientifique et  sur ce qui la sépare du reste de la culture. Mais j'ai aussi fait valoir que les historiens des sciences ont tendance à présenter ce contraste comme un dilemme entre deux aspects contradictoires entre lesquels il conviendrait de trancher. Je voudrais, pour conclure, faire valoir les raisons pour lesquelles je pense que ce dilemme est plus apparent que réel.

            Qu'on me permette d'invoquer l'étymologie. En français, dans l'expression consacrée "philosophie des sciences", le génitif est au pluriel et code l'idée de la pluralité des sciences. Mais en anglais, dans l'expression philosophy of science, le génitif est au singulier et code l'idée de l'unité de la démarche scientifique. Le mot grec episteme (qui entre dans l'étymologie du mot franças "épistémologie") veut dire tout à la fois "science" et "savoir". En français, le mot "savoir" a deux usages complémentaires : il sert à désigner parmi les croyances d'un individu celles qui sont vraies et justifiées, c'est-à-dire les croyances qui ne sont pas de simples opinions fantaisistes. En ce sens "intra-personnel", un individu ne peut pas être dit savoir une proposition fausse et le verbe "savoir" est, comme le disent les linguistes, un verbe factif dont le complément est toujours une phrase exprimant une proposition vraie. Il sert d'autre part - notamment en sciences sociales et en histoire des sciences - à désigner les croyances d'une communauté ou d'une époque. En ce sens "inter-personnel", un ensemble de croyances a valeur de savoir pourvu qu'elles soient largement répandues dans une communauté ou bien partagées par ses membres, mais la condition de vérité sur le contenu de ce qui est cru est fortement assouplie[16]. Enfin, nous ne disposons pas d'une définition explicite du mot "science". A la différence du français et de l'anglais, l'allemand possède le mot composé Geisteswissenschaften (littéralement les "sciences de l'esprit") qu'on traduit en français tantôt par "les sciences humaines", tantôt par "les humanités"[17]. Ces différences étymologiques contribuent à expliquer le fait que l'extension et la compréhension du concept exprimé en français par le mot "science" et en allemand par le mot Wissenschaft  fassent périodiquement l'objet de querelles entre les partisans et les adversaires de l'unité de la science.

            Pour certains partisans de l'unité de la science (comme Carl Hempel et Ernest Nagel) qui assimilaient la structure logique d'une explication scientifique à celle d'une prédiction, expliquer un phénomène - qu'il relève de la physique nucléaire, de l'évolution des espèces ou de l'histoire des mentalités -, c'est  le subsumer sous une ou plusieurs lois générales[18]. Il leur a été objecté d'une part que certaines explications authentiques dans les sciences empiriques sont dépourvues de valeur prédictive et que réciproquement certaines prédictions sont dépourvues de valeur explicative. Il leur a été objecté d'autre part que l'absence de lois ne rend pas ipso facto une explication inopérante[19]. Parmi les adversaires de l'identité entre l'explication et la prévision, les uns ont fait valoir que l'historicité et l'individualité propres aux phénomènes biologiques confèrent aux explications des sciences de la vie une singularité qui les éloigne des sciences physiques et chimiques[20]. D'autres, qui tiennent "les humanités" pour des sciences, objectent aux tenants de l'unité de la science qu'ils sacrifient les traits originaux de la démarche narrative ou interprétative propre aux humanités qui tirent leurs preuves de la compréhension empathique (que les germanophones nomment Verstehen)[21].

            Comme l'a fait valoir Richard Rorty[22], la culture contemporaine est traversée par le conflit apparent entre deux idéaux qui semblent mutuellement incompatibles : la quête de l'"objectivité" dans laquelle la pensée vise à élucider la nature d'une réalité indépendante d'elle-même et la quête de la "solidarité" dans laquelle la pensée aspire à s'immerger dans une communauté de penseurs. Mais contrairement à ce que semble supposer Rorty, la recherche scientifique de l'objectivité s'oppose d'autant moins à la solidarité qu'elle repose entièrement sur l'appartenance à une communauté elle-même appuyée sur une tradition. A défaut de s'immerger dans une communauté, un individu engagé dans une confrontation objective avec un secteur de la réalité inhumaine devrait (comme l'a naguère rappelé Popper[23]) s'efforcer de redécouvrir par ses propres moyens ce qu'auraient pu lui communiquer les membres d'une communauté de chercheurs. L'appartenance à une communauté intersubjective est une condition nécessaire de la compréhension scientifique objective de la réalité d'autant plus que celle-ci se nourrit de la critique mutuelle.

            Nous ne disposons pas plus d'une définition explicite du concept exprimé par le mot "science" que d'une théorie de la méthode scientifique. N'en déplaise à Popper, nous ne disposons pas d'une solution au "problème de la démarcation" ; nous ne pouvons pas trier automatiquement les propositions théoriques en deux classes exhaustives : la classe des théories "scientifiques" et celle des théories non scientifiques (ou pseudo-scientifiques), selon qu'elles sont vérifiables ou réfutables. Il n'existe pas d'algorithme connu de la découverte scientifique. Autrement dit, le mot "science" n'appartient lui-même au vocabulaire d'aucune théorie scientifique spécialisée. A mon sens, le concept exprimé par ce mot ne permet pas de trancher entre l'image "régionaliste" et l'image "fédéraliste" de l'activité scientifique. Ces deux images rivales sont complémentaires et les partisans de l'une auraient tort d'aspirer à éliminer l'autre[24].



[1] Le présent texte a été publié dans Le Débat n° 102, nov-déc. 1998. J'ai pensé utile de lui adjoindre le texte d'une conférence prononcée à Orsay et qui explicite certains arguments en faveur du réalisme scientifique auxquels je fais seulement allusion dans l'article du Débat.

[2] T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, The University of Chicago Press, 1970 (2eme édition), p. 1.

[3] Le programme de Gaston Bachelard, par exemple, est défini par opposition à la philosophie kantienne des sciences de Léon Brunschvicg. Cf. G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Presses Universitaires de France, 1949.

[4] Cf. K.R. Popper, "The Demarcation Between Science and Metaphysics", in P.A. Schilpp (ed.) The Philosophy of Rudolf Carnap, Open Court, 1963 (réimprimé in K.R. Popper, Conjectures and Refutations, Harper Torchbook, 1963 (trad. franç. in P. Jacob (dir.) De Vienne à Cambridge, Gallimard Tel, 1996 et K.R. Popper, Conjectures et réfutations, Payot, 1973). Consulter les réponses de Carnap, in P.A. Schilpp (ed.) The Philosophy of Rudolf Carnap, op. cit. Pour une analyse détaillée, cf. P. Jacob "Qu'est-ce que l'autoritarisme épistémologique?", in L'Age de la science, II, "Epistémologie", O. Jacob, 1989.

[5] Incidemment, j'avoue ma perplexité devant l'usage de l'expression "faire preuve". On peut faire "la preuve de quelque chose". On peut "faire preuve de courage". Mais ici "faire preuve" est employé dans le sens de ce qui passe pour une preuve.

[6] T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, op. cit. et P.K. Feyerabend, "Explanation, Reduction and Empiricism", in H. Feigl et G. Maxwell (eds.) Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. III, University of Minnesota Press, 1962.

[7] P. Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, 1ere édition, 1906, 2eme édition revue et augmentée, Vrin, 1981 ; R. Carnap, Philosophical Foundations of Physics, Basic Books, 1966 ; K.R. Popper, Conjectures and Refutations, op. cit. ; C.G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, The Free Press, 1965 ; W.V.O. Quine, Word and Object, MIT Press, 1960.

[8] I. Hacking, Representing and Intervening, Introductory Topics in the Philosophy of  Natural Science, Cambridge University Press, 1983 ; trad. franç. Concevoir et expérimenter, Christian Bourgois, 1989.  

[9] P. Galison, How Experiments End, TheUniversity of Chicago Press, 1987.

[10] Il convient, selon moi, de distinguer la discussion entre les partisans et les adversaires du réalisme scientifique de la discussion sur la signification du prédicat français "vrai".

[11] Cf. R. Carnap, "Empiricism, Semantics and Ontology", in R. Carnap, Meaning and Necessity, University of Chicago Press, 1947 ; trad. franç. Signification et nécessité, Gallimard, 1997.

[12] Cf. B. Van Fraassen, The Scientific Image, Oxford University Press, 1980.

[13] H. Putnam a brillamment défendu le réalisme scientifique. Cf. H. Putnam, Philosophical Papers, vol. I et II, Cambridge University Press, 1974 et aussi W.H. Newton-Smith, The Rationality of Science, Routledge & Kegan Paul, 1981.   

[14] Cette critique de l'instrumentalisme épistémique est poursuivie par P. Horwich dans Truth, Blackwell, 1990 et "On the Nature and Norms of Theoretical Commitment", Philosophy of Science, 58, 1991.

[15] Sur le réalisme scientifique, on peut consulter utilement deux ouvrages collectifs : J. Leplin (ed.) Scientific Realism, University of California Press, 1984 et P.M. Churchland et C.A. Hooker (eds.) Images of Science, Essays on Realism and Empiricism, The University of Chicago Press, 1985.

[16] Incidemment, en français, on peut, comme le fait D. Pestre, employer le nom commun "savoir" au pluriel. Mais en anglais, il est presque impossible d'employer le mot knowledge au pluriel.

[17] Il faut reconnaître que la France détient aussi une Académie des "sciences morales et politiques".

[18] C.G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, op. cit. et E. Nagel, The Structure of Science, Harcourt Brace & World, Inc., 1961.

[19] Pour un échantillon de ces deux types de critiques contre le modèle unitaire dit "déductif-nomologique" de l'explication scientifique, cf. notamment Sylvain Bromberger "Why-Questions" et Michael Scriven "Explanations, Predictions, and Laws", in B.A Brody (ed.) Readings in the Philosophy of Science, Prentice-Hall, 1970 et H. Putnam, Meaning and the Moral Sciences, Routledge & Kegan Paul, 1978.  

[20] E. Mayr, Toward a New Philosophy of Biology, Harvard University Press, 1988.

[21] P. Winch, The Idea of a Social Science and its Relation to Philosophy, Routledge & Kegan Paul, 1958 et H. Putnam, Meaning and the Moral Sciences, op. cit.

[22] R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton University Press, 1979 et "Solidarité ou Objectivité", Critique, 439, déc. 1983. 

[23] K.R. Popper, Conjectures and Refutations, op. cit.

[24] Pour des justifications détaillées des trois derniers paragraphes, cf. mes deux contributions et mon introduction au volume II de l'Age de la science, "Epistémologie", op. cit. et mon article "Il regionalismo epistemologico: una tendenza della filosofia contemporanea delle scienze in Francia", Rivista di filosofia, LXXXIII, 1, 1991, 279-300.