L’ETHIQUE DE LA CROYANCE  ET LA JUSTIFICATION EPISTEMIQUE

 

Pascal Engel

Université de Paris-IV Sorbonne

Paru dans Carrefour, “ Connaissance et justifiction ”, Ottawa, 23-2, 2001, 19-37

 

 

                   Une bonne partie de la théorie de la connaissance contemporaine porte sur la question de savoir comment analyser la notion de connaissance  à partir de la sa définition traditionnelle comme croyance vraie justifiée. Tous les épistémologues ne sont pas d’accord sur ce point[1], mais je supposerai ici que cette analyse traditionnelle est correcte. Les travaux des épistémologues ont consisté essentiellement à définir la relation de justification appropriée, cette sorte de “ plus ” qu’il faut ajouter à la croyance et à la vérité pour qu’on ait réellement affaire à une connaissance.[2] Le but de cet article n’est pas de discuter les diverses sortes de conceptions en cours, mais de poser une question qui est orthogonale: la notion de justification est-elle une notion “ normative ”, et si oui en quel sens l’est-elle ? Certains philosophes adoptent une réponse négative : l’épistémologie doit être “ naturalisée ” et est en ce sens une entreprise non pas normative, mais seulement descriptive, qui se réduit à la description des processus biologiques, psychologiques, ou sociaux qui président à la formation des croyances. Je supposerai ici sans discussion que l’épistémologie est une discipline normative. [3] La question qui m’intéresse ici est celle de savoir en quel sens la justification est une notion normative, et quelles sortes de normes sont ici en jeu. Quand on parle de “ normes ”, on pense spontanément à des impératifs ou à des valeurs, qui guident nos actions ou qui permettent de les évaluer. Mais est-ce que quelqu’un qui est justifié à croire que P est-il quelqu’un qui s’est conformé correctement à des impératifs pratiques ? Cela semble impliquer que la formation de croyances a quelque chose à voir avec la manière dont on choisit certaines actions. Les philosophes qui ont défendu l’idée  d’ une éthique de la croyance ont suggéré quelque chose de ce genre. Et ceux qui ont suggéré que la notion même de justification épistémique pouvait être analysée en termes de la satisfaction de certaines valeurs ou de certains impératifs épistémiques, semblent défendre une thèse de la même famille, que l’on appelle couramment conception déontologique de la justification (Alston 1988). C’est à l’examen de ces propositions qu’est consacré principalement cet article. La thèse que je défendrai est qu’il existe bien certaines obligations épistémiques, et qu’on peut parler d’une éthique de la croyance. J’examinerai ensuite la question de savoir si ces normes sont suffisantes pour cette justification, et ma réponse sera négative.

 

1.                Le parallèle épistémologie/éthique

 

       Il arrive souvent, quand on discute de questions portant sur la théorie de la connaissance, que l’on utilise des concepts qui ont une consonance éthique. On se demande ce qui distingue une bonne hypothèse d’une mauvaise, ou ce qui peut nous conduire à préférer une hypothèse plutôt qu’une autre. On peut dire que nous devrions croire ceci ou cela sur la base des données dont nous disposons, ou demander si nous avons le droit  d’inférer ceci ou cela.  Il semble qu’il y ait en ce sens des valeurs et des normes cognitives ou épistémiques,  tout comme il y a des valeurs et des normes éthiques. De même que nous avons des raisons d’agir, nous avons des raisons de croire, et il semble que les raisons dans les deux cas puissent consister en, ou être fondées sur, des normes. Frege disait que le mot “ vrai ” joue en logique un rôle comparable à celui que joue le mot “ bon ” en éthique, et le mot “ beau ” en esthétique et on dit souvent que la logique est normative en ce sens parce qu’elle guide la pensée [4]. Mais l’usage du vocabulaire normatif ou évaluatif en épistémologie implique-t-il qu’il y ait plus qu’une analogie entre les deux types de valeurs ou de normes ? Peut-on dire que la logique est une éthique de la pensée et que l’épistémologie est une éthique de la croyance ? Et faut-il aller jusqu’à assimiler les deux types de normes, comme semble le faire un certain pragmatisme, entendu comme la thèse selon laquelle les normes théoriques se réduisent aux normes pratiques, ou selon laquelle les raisons de croire doivent être déterminées par les raisons d’agir et les valeurs de la connaissance reposer sur celles de l’action ?

         En apparence de telles questions, dans la mesure où les notions de norme et de valeur sont paradigmatiquement des notions éthiques, relèvent de ce que l’on appelle la “ méta-éthique ”, ou l’étude du statut des énoncés et des distinctions morales (les normes et valeurs sont-elles réelles ou pas, proviennent-elles de nos attitudes subjectives?), par opposition à l’éthique “ substantielle ” qui vise à promouvoir tel ou tel type de normes ou de valeurs (utilitaristes, déontologiques, etc.). Mais la question de la relation entre normes éthiques et normes cognitives n’est pas en elle-même une question méta-éthique, car on peut être en désaccord sur l’analyse des concepts éthiques et utiliser les mêmes arguments en faveur du parallélisme ou du non-parallélisme entre concepts éthiques et concepts épistémiques. Cette question relève plutôt de la méta-épistémologie, et c’est elle qui nous occupera au premier chef ici. [5]

                   Admettons donc qu’il y ait, de prime abord, ce parallèle entre les raisons épistémiques de croire et les raisons éthiques d’agir. Il semble qu’il y ait à partir de là trois positions possibles :

 

(a)             une thèse réductionniste : les raisons de croire s’identifient ou se réduisent aux raisons d’agir, et les concepts épistémiques sont des concepts éthiques (la thèse inverse, que les concepts éthiques se réduisent aux concepts épistémiques, est peu plausible)

(b)             une thèse disjonctive : il y a des raisons de croire, et des raisons d’agir, mais ces deux types de raisons et les concepts correspondants n’ont rien à voir les uns avec les autres

(c)              une thèse conjonctive : il y a des raisons de croire et des raisons d’agir, et elles se recoupent partiellement, au sens où certains concepts épistémiques ont des composantes éthiques, ou au sens où il y a des analogies partielles entre éthique et épistémologie.

 

Chacune de ces trois thèses revient à prendre une position sur la question de savoir si l’on peut parler d’une “ éthique de la croyance ”. (a) donne à cette question une réponse littérale positive ; (b) admet aussi une réponse positive, mais dit que le terme “ éthique ”, au sens où il s’applique habituellement à nos actions, n’a pas son sens littéral, mais est employé de manière spécifique. (c) admet aussi une réponse positive, mais refuse aussi bien une assimilation complète qu’une disjonction complète des concepts éthiques et des concepts épistémiques.       

               Quand on parle de normes dans le domaine de l’action, on entend par là qu’il existe certaines choses qu’une personne doit faire, qu’elle est autorisée à faire, ou qu’elle a le droit de faire. Au sens étroit, les normes recouvrent donc des devoirs, des obligations, des permissions et des droits, qui sont tous des concepts déontiques, et qui impliquent que les agents sont responsables, et peuvent être blâmés ou loués pour leurs actions. En un sens plus large, les normes incluent les valeurs que les agents respectent, ou auxquelles ils sont sensibles, et par conséquent des jugements évaluatifs. Une valeur, à la différence d’une norme, n’implique pas une réponse de l’agent en termes d’actions, mais en termes de certaines réponses appropriées, en termes de certaines attitudes, ou peut être en termes de certains traits de caractère, sur la base desquels on qualifiera l’agent de vertueux ou non. Dans ce qui suit, je m’adresserai essentiellement à la question de savoir si les jugements normatifs que nous portons sur nos croyances impliquent l’existence de normes au sens déontique d’obligations, de réquisits, de permissions ou d’interdictions. Je ne toucherai que peu aux évaluations en termes de valeur. La question qui nous occupe est donc d’abord celle de savoir si nos jugements au sujet de nos croyances sont des jugements déontologiques. Car c’est précisément ce que propose la théorie déontologique de la justification : une croyance n’est une connaissance, selon cette théorie, que si cette croyance satisfait à certaines obligations, devoirs, ou réquisits supposés propres au domaine épistémologique. C’est en ce sens, notamment, que l’on pourra parler d’une éthique de la croyance. Mais cela soulève immédiatement deux questions : à quelles sortes de normes, de devoirs, ou d’obligations avons-nous affaire dans ce domaine épistémologique ? et dans la mesure où, dans le cas des actions, un agent est sujet à des normes ou à des obligations que s’il peut être dit responsable de celles-ci, et  libre de les accomplir volontairement, avons nous vraiment, dans le domaine cognitif, la possibilité d’évaluer nos croyances comme des actes libres et volontaires ? Il semble que la question de savoir si nous sommes soumis à des obligations épistémiques dépende de la réponse à la question : peut-on croire par l’effet de la volonté ? Et c’est bien à cette question préalable que s’adressent les discussions qui portent sur l’éthique de la croyance. S’il y a un “ doit ” dans le domaine épistémique, alors “ doit ” implique, comme dans le domaine pratique, “ peut ” : à l’impossible nul n’est tenu.

                   La possibilité d’une éthique de la croyance et d’une conception déontologique de la justification semblent donc suspendues à la question de la possibilité que les croyances puissent être soumises au contrôle de la volonté. Plus exactement, elles sont suspendues à la validité de l’argument suivant :

 

(V) l’argument  volontariste

                        

                       1. Si la croyance

              est soumise au contrôle de la volonté, les jugements déontiques au sujet de croyances sont vrais.

         2.La croyance est soumise au contrôle de la volonté

donc  3. Les jugements déontologiques au sujet de croyances sont vrais

 

         Plus précisément, c’est la prémisse (2) que l’on appelle habituellement

 volontarisme au sujet des croyances. La conclusion (3) n’est pas exactement ce que ce que l’on appelle la théorie déontologique de la justification, car elle n’en indique qu’une condition nécessaire. La théorie déontologique proprement dite énonce que les jugements déontologiques vrais au sujet des croyances sont également suffisants pour que ces croyances soient justifiées. Si par “ éthique de la croyance ” on entend à la fois la thèse volontariste et la théorie déontologique de la justification, alors l’argument (V) est aussi un argument en faveur de la possibilité d’une éthique de la croyance. (V) soutient à la fois la position réductionniste (a) et la position disjonctive (c) caractérisées ci-dessus. Un anti-volontariste (AV) , au contraire, rejettera la prémisse (2) de (V), etil raisonnera ainsi :

 

(AV) l’argument anti-volontariste

 

                       1. Si les jugements déontiques au sujet de croyances sont vrais, la croyance

             est soumise au contrôle de la volonté.

         2. La croyance n’est pas soumise au contrôle de la volonté

donc  3. Les jugements déontologiques au sujet de croyances ne sont pas vrais[6].

 

         Mais ce ne sont pas les seules options ouvertes aux théoriciens de la connaissance. On peut en effet soutenir (i) que nos jugements épistémiques sont déontologiques, mais que les obligations épistémiques en question n’impliquent pas que la croyance soit pour autant volontaire (en rejetant donc (1)) ; (ii) que l’argument (V) est correct, tout comme peut l’être l’argument opposé (AV), mais que les termes déontiques ne s’appliquent pas aux croyances. On peut aussi défendre une troisième option, (iii) que la croyance est volontaire, mais que ce fait n’implique pas que les obligations déontiques qui s’associent à la croyance soient des obligations pratiques. Dans ce qui suit, je défendrai une quatrième option complexe : (iv) je soutiendrai que (V) est correct, bien qu’en un sens spécifique de la notion de contrôle volontaire, mais que cela n’implique pas que la conception déontologique de la justification est correcte.

 

2.                La volonté de croire

 

       Il y a bien des manières, en philosophie, d’entrer dans les vastes discussions qui concernent la thèse (2) selon laquelle nous pouvons avoir un contrôle volontaire sur nos croyances.[7] Je prendrai appui ici, comme nombre d’épistémologues contemporains, sur le débat fameux qui opposa, il y a un siècle, James à Clifford (James 1906, Clifford 1868).

            Clifford défend sa fameuse maxime de l’éthique de la croyance : “ On a tort, partout et toujours de croire quoi que ce soit sur la base de données insuffisantes ” (It is wrong, always and everywhere, to believe anything on the basis of insufficent evidence). James lui oppose qu’il est quelquefois bon de croire quelque chose en dépit de l’insuffisance de nos données, et qu’il est légitime de vouloir croire de cette manière, parce que notre “ nature passionnelle ” l’exige, à l’encontre d’un intellectualisme étroit. Il semble clair que James admet qu’on puisse, psychologiquement parlant, vouloir croire, et que la croyance puisse être volontaire, bien qu’il faille sans doute distinguer la version universaliste de cette thèse (on croit toujours sous l’effet de la volonté), qu’il rejette, de la version existentielle (on croit quelquefois sous l’effet de la volonté), qu’il admet. Clifford, quant à lui, semble admettre que l’on puisse ainsi croire, mais il soutient que c’est à tort. C’est ici que le débat contient sa première ambiguïté. Car une chose est de soutenir que la volonté de croire est possible psychologiquement parlant, de facto et à titre de thèse contingente sur les humains, et autre chose est de soutenir qu’il est légitime, ou illégitime de croire à volonté, ce qui est une thèse normative ou de jure. Ce sur quoi s’opposent les deux auteurs, c’est la thèse normative, et non pas la thèse descriptive. L’un soutient que même si nous croyons quelquefois à volonté, il ne s’ensuit pas qu’on doive le faire. Il défend la thèse selon laquelle les croyances sont soumises à des normes, mais des normes qui recommandent de ne croire que sur la base des données ou des preuves (empiriques ou non). C’est ce que l’on appelle couramment une thèse évidentialiste. James au contraire rejette cette thèse, en soutenant qu’il arrive que la valeur d’utilité des croyances l’emporte sur leur vérité entendu au sens de la vérification par des preuves empiriques. Peut-être soutient-il même que c’est toujours le cas, en vertu d’une certaine interprétation pragmatisme, selon laquelle les valeurs pratiques ou “ vitales ” doivent toujours l’emporter sur les valeurs cognitives ou intellectuelles, ou peut être selon laquelle les secondes doivent se réduire aux premières. En ce sens, la discussion James/Clifford ne porte pas sur la vérité de la thèse volontariste psychologique (2), mais sur la nature des normes qui gouvernent les croyances. En d’autres termes, elle semble opposer deux conceptions des normes de la croyance : la conception évidentialiste et la conception pragmatiste, qui est une forme de volontarisme. Mais les choses sont loin d’être aussi claires, car, d’un côté, comme on l’a vu, pour que la thèse selon laquelle on doit, au moins dans certains cas, régler ses croyances sur sa volonté, implique que ce soit le cas de facto, autrement dit qu’on le peut. James semble supposer que c’est le cas, sans quoi son raisonnement serait incohérent. D’un autre côté, Clifford appuie son argument en faveur de la thèse évidentialiste sur des exemples (comme celui de l’armateur qui néglige de vérifier la fiabilité de son navire) qui portent non pas sur l’évaluation épistémique des croyances, mais sur leurs conséquences pratiques et morales : l’armateur est blâmable, en ce sens, pour Clifford, non seulement parce qu’il a continué de croire le navire fiable en dépit des données dont il disposait mais parce que cette attitude  l’a conduit à le laisser prendre la mer, et a conduit au naufrage.  Mais il est clair ici que ce n’est pas la croyance qui est blâmable, mais l’acte qui s’appuie sur elle. Clifford semble donc mélanger la question de la justification épistémique et celle de la justification éthique[8]. Mais il n’est pas clair que James ne le fasse pas non plus, quand il soutient que les valeurs de l’action doivent prendre le pas sur celles de l’intellect.

              Pour évaluer l’argument volontariste (V), il importe donc de bien distinguer les deux thèses suivantes que James ne distingue pas clairement :

 

(A)           On peut croire par l’effet de la volonté, par l’effet d’une certaine 

    décision de croire, indépendamment des raisons épistémiques qu’on a de croire ;

 

(B)             Il peut être bon, ou il est normativement correct, dans un grand nombre  de cas, croire par l’effet de la volonté

 

         La première thèse est psychologique et descriptive, la seconde normative. Il est clair que la vérité de la seconde thèse dépend de celle de la première, tout comme dans l’argument volontariste (V) la conclusion (3) dépend de la vérité de la prémisse (2), qui n’est autre que (A).

               Mais (2) ou (A) est, comme l’on soutenu nombre de philosophes, fausse au moins sous la forme suivante :

 

               (A1) (Volontarisme direct ) Il est possible de croire que P par l’effet de la

               formation consciente d’une intention de croire que P, dont le résultat

               immédiat serait l’action de croire que P.

 

En ce sens, croire que P serait l’état résultant de la formation directe d’une intention, au même sens que celui où une action, par exemple se promener ou lever le bras, est le résultat de l’intention de se promener ou de lever le bras. Dans les termes de la philosophie de l’action, décider de croire serait une “ action de base ”. Mais de telles actions de base de croire semblent impossibles. De nombreux arguments ont été avancés à cet effet, en particulier ceux de Williams (1970). Le fait que l’on ne puisse pas immédiatement, “ juste comme cela ”, croire, par exemple que le Dalai Lama est un dieu vivant, ou que son pantalon est en feu, est d’abord une impossibilité psychologique contingente, introspective. Mais la fausseté de cette thèse tient avant tout à des raisons conceptuelles ou logiques. En premier lieu, “ croire ” est un verbe qui ne désigne pas un certain type d’événement, mais plutôt un état ou une disposition. Si la thèse selon laquelle les actions sont des événements est correcte, croire ne peut pas être une action de base. En second lieu, comme le note Williams, si en pleine conscience de ce fait, je pouvais acquérir une croyance indépendamment de ma considération de sa vérité, on ne voit pas comment je pourrais tenir celle-ci comme une croyance, c’est-à-dire comme un état qui par nature “ vise la vérité ”. D’un côté en effet, celui qui parvient, par l’effet d’une décision de croire que P, à croire que P, obtient, par hypothèse, la croyance que P comme résultat de son action. Mais s’il a désiré ou décidé de croire que P, c’est parce qu’en premier lieu il était conscient de ne pas croire que P. Il se trouve donc dans la situation où à la fois  il ne croit pas que P et il croit que P, ce qui est contradictoire, ou bien il est conduit à ne pas tenir la croyance qu’il a acquise comme étant sa croyance[9]. Certes on peut toujours répondre que l’une de ces croyances a pu d’une manière ou d’une autre être effacée de sa conscience, et est devenue inconsciente, comme cela semble être le cas dans la self deception. (A1) ne s’applique cependant pas à de telles croyances irrationnelles, mais à des croyances rationnelles et conscientes (cf. Pojman 1985, Velleman 1992, O’ Saughnessy 1981, Engel 1999). On se heurterait ainsi à une irrationnalité conceptuelle ou constitutive de la notion de décision de croire.

            Ce type d’argument n’est pas sans difficultés (Winters 1979, Noordhof 2001), mais il est suffisamment fort pour exclure la possibilité de croire à volonté par un effet direct ou immédiat d’une intention qui ferait de la décision de croire une action. En ce sens, il bloque l’argument volontariste (V), et appuie le contre- argument anti-volontariste (AV). Néanmoins (A1) n’exclut pas la vérité de la thèse suivante :

 

 (A2) (Volontarisme indirect) Il est possible de croire que P par l’effet d’une

      intention inconsciente de croire que P, ou par l’effet d’une relation indirecte et

       médiate entre l’intention de croire que P et la croyance que P.

 

Cette thèse ne porte pas sur l’action directe de croire que P, mais sur l’obtention indirecte de cette croyance par des étapes intermédiaires. Toutes les actions ne sont pas des actions de base. Préparer un gâteau, par exemple, est l’effet d’une action de base, mais le résultat s’obtient par toute une série d’étapes intermédiaires. Il semble parfaitement possible, en ce sens de vouloir croire que P et de parvenir à ce résultat en induisant en soi des états intermédiaires, par exemple par l’effet de drogues, d’auto-suggestions, etc. Il ne semble pas niable, en ce sens, que nous puissions avoir un contrôle indirect sur nos croyances, c’est-à-dire que nous puissions les obtenir volontairement, par l’effet de l’installation en nous de certaines dispositions, ou en influant sur les données qui les justifient.[10] La mention de causes qui échappent au contrôle de l’agent, comme des drogues ou de l’hypnose, ou la possibilité d’intentions inconscientes, suggère que ce contrôle indirect passe lui-même par des états irrationnels, qui ne sont pas l’effet d’intentions ou de raisons de l’agent. Mais l’intention qui préside à l’installation de ces processus causaux peut être elle-même rationnelle. Ainsi, je peux, dans une certaine mesure, contrôler en moi certaines émotions, comme la peur, en causant en moi des habitudes spécifiques. Il semble que ce soit possible également pour les croyances. C’est peut être à cette forme de volontarisme indirect que songeait James quand il revendiquait une volonté de croire, et en ce sens (A1), ou la prémisse (2) de l’argument volontariste serait correcte. Elle justifierait ainsi également la thèse normative (B) qui en dépend.

             Il importe, cependant, de voir quelles limitations rencontre une thèse comme (A2). La première, comme on l’a vu, est que dans la mesure où les causes qui sont supposées produire une croyance que l’agent aurait décidé d’obtenir sont, dans une large mesure, en dehors du contrôle intentionnel de l’agent. Si je décide, par exemple, d’acquérir la croyance que le Dalaï Lama est un dieu vivant en avalant une certaine pilule réputée avoir cet effet, j’ai un contrôle direct sur mon ingestion de la pilule, mais pas sur ses effets. Toutes sortes d’événements intermédiaires peuvent ici s’insérer dans la chaîne causale, qui pourraient ne pas conduire à ce résultat. Mais il n’en va pas différemment ici de n’importe quelle action réalisée par des moyens indirects : par exemple je peux décider de faire un gâteau, mais mal suivre la recette, ou un événement imprévu peut se produire au cours de la cuisson, qui aboutit à ce que le gâteau ne soit pas produit. Le sujet n’a en ce sens pas de contrôle complet sur son action, et en ce sens on ne peut pas dire que celle-ci soit le produit d’une intention ou d’une raison qui résulte dans l’action appropriée. La seconde limitation est semblable à celle qui affecte le volontarisme direct : que la chaîne causale soit directe ou non, il y a quelque chose d’irrationnel, si l’on croit que non P, à vouloir, et à réussir à obtenir, la croyance que P en reconnaissant celle-ci comme une croyance que l’on a : à un moment quelconque le sujet doit éprouver un conflit entre sa croyance initiale et la croyance résultant de son intention. La troisième limitation est plus sérieuse encore. Le volontarisme, que ce soit sous sa forme directe (A1) ou indirecte (A2) implique que l’on puisse vouloir croire quelque chose, et réussir à le faire, indépendamment de la vérité ou de la justification de la croyance en question, autrement dit que l’agent puisse vouloir croire quelque chose qu’il ne tient pas présentement comme vrai ou justifié, et que les seules raisons qu’il ait pour ses croyances volontaires, s’il en a, soit des considérations pratiques, et non pas des considérations épistémiques. Il implique par conséquent que l’on puisse dissocier le fait d’avoir une croyance des raisons épistémiques qui lui sont associées. C’est bien ce qu’entraîne  une certaine lecture pragmatiste de la thèse (B), à savoir que les raisons pratiques, tenant à l’utilité, ou au caractère désirable de la croyance, puissent prendre le pas sur les raisons épistémiques, tenant à sa vérité et à sa justification, voire annuler ces raisons. Cela signifie que, face à une croyance que l’on tient comme vraie et justifiée, et face à une autre que l’on juge fausse et injustifiée, il est non seulement possible et permis, mais aussi requis, à titre de principe normatif, de choisir d’adopter la seconde. Mais est-ce possible, et comment cela peut-il être requis ? Le problème , avec cette thèse pragmatiste, est qu’il est douteux qu’on puisse évaluer l’utilité pratique d’une croyance indépendamment de sa garantie épistémique, ne serait-ce que parce que la notion usuelle de délibération pratique implique que l’agent rationnel agisse en fonction non seulement de ses désirs ou de ses utilités, mais aussi de ses croyances.[11] Dans tous les cas où nous prendrions une décision de croire indépendamment de toute évaluation épistémique de la croyance en question – par exemple quand nous sommes supposés décider de croire que le Dalaï Lama est un dieu vivant juste parce que cette croyance nous plaît, ou que nous jugeons qu’elle va nous être utile – non seulement il semble difficile d’imaginer que nous puissions considérer cette croyance indépendamment de toute évaluation de celle-ci comme vraie ou fausse, justifiée ou injustifiée, mais aussi nous admettons qu’il serait irrationnel, au sens épistémique du terme de l’admettre seulement pour des raisons pratiques. En d’autres termes, nous ne pouvons pas aisément – même s’il faut reconnaître que c’est possible- ne pas prendre en compte nos raisons de croire qui sont autres que nos raisons d’agir – ici d’agir de manière à croire quelque chose – et de l’utilité de nos croyances. Pour que le volontarisme pragmatiste soit vrai, il faudrait admettre soit qu’il est possible de réduire totalement la rationalité théorique à la rationalité pratique, soit de laisser complètement de côté toute rationalité, en choisissant d’être irrationnels. Mais dans le premier cas, il semble difficile de dire que nous puissions agir, prendre des décisions, indépendamment de toute évaluation de la vérité de nos croyances. Cela fait partie du concept usuel de délibération pratique que celui qui accomplit une action l’accomplit d’une part en vertu de ce qu’il désire, et en vertu des croyances qu’il a au sujet du monde, et au sujet de la réalisation possible de ses désirs. Dans le second cas, celui du choix de l’irrationalité, ou ce choix est lui-même rationnel, auquel cas il ne peut manquer d’être éclairé par des raisons épistémiques, ou il est irrationnel, et en ce sens on ne voit pas comment il peut avoir une force normative quelconque. La politique de l’autruche n’est pas une règle d’action rationnelle.

              La notion même de croyance est la notion d’un état psychologique qui est supposé être vrai ou faux, justifiée ou injustifié par les données. Cela fait aussi partie du concept de croyance que si l’on a des croyances fausses, on les changera, pour adapter ses croyances au monde, et en avoir des vraies. Cela n’est pas le cas pour les désirs. Les désirs ne sont pas vrais ou faux, mais satisfaits ou insatisfaits. Si j’ai des désirs insatisfaits, je ne changerai pas nécessairement mes désirs. Ou plutôt je ne les changerai que si je découvre que je ne peux pas les satisfaire. Cela fait partie du concept même d’action rationnelle, ou de délibération, que j’agisse en fonction de mes croyances et de mes désirs, et qu’ils aient ces propriétés. Donc l’idée d’une volonté de croire comme action viole les conditions ordinaires de la croyance et du désir.[12]

      Il s’ensuit que même si nous parvenions à croire à volonté, nous serions dans une position contradictoire. Et même si nous pouvions admettre qu’il puisse être rationnel de croire en fonction de ce  qu’il nous est seulement utile de croire, il n’en reste pas moins que s’il n’y a pas, ou très peu, de preuves justifiant une croyance, il est irrationnel d’avoir cette croyance, aussi désirable et utile soit elle. Si l’action d’acquérir cette croyance est très désirable, et donc très rationnelle d’après au moins un critère de la rationalité pratique (l’utilité), la croyance elle-même, qui serait le produit de cette action, n’en serait pas pour autant rationnelle. Il s’ensuit que la rationalité épistémique et cognitive propre aux croyances ne peut pas céder le pas à la rationalité pratique, ce qui exclut la thèse pragmatiste.

             Où cela nous laisse-t-il ? Cela nous laisse en présence d’une thèse qui ne peut au mieux qu’être un volontarisme faible, indirect, selon lequel

 

(A3) ( volontarisme indirect faible) nos croyances peuvent être indirectement sous

        le contrôle de notre volonté, à  condition que le but que nous recherchons en

        obtenant ces croyances soit la vérité et la justification.

        

         Il est parfaitement possible, en ce sens, de soutenir que nous pouvons, à défaut de former directement des croyances par l’effet de notre volonté, former

indirectement des croyances volontaires par l’intermédiaire de certains actes proprement épistémiques. Ces actes sont distincts des croyances qui en sont le résultat, et qui sont, quant à elles, involontaires, mais ils peuvent néanmoins influer sur nos croyances. Ainsi, on peut sur la base de la croyance que P, juger que P, ou suspendre son jugement quant à P, le jugement étant conçu, à la manière cartésienne, comme une forme d’assentiment mental à une proposition, ou asserter que P, l’assertation étant l’expression linguistique (volontaire, intentionnelle) de la croyance. De même on peut accepter que P, ou prendre P pour acquis, ou encore faire l’hypothèse que P.[13] Certes le jugement, l’acceptation ou l’hypothèse ne sont pas plus volontaires que la croyance, puisqu’on ne peut pas plus créer le contenu de ces états psychologiques en les effectuant qu’on ne peut créer le contenu d’une croyance. Mais ce sont des actions néanmoins, qui font l’objet d’une délibération rationnelle. Il est même possible d’avoir ce que Kant appelle des croyances “ pragmatiques ”, où l’on juge, accepte, ou fait l’hypothèse que P même en sachant que P est faux, ou moins que justifié, dans le but ultérieur de guider sa délibération. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Kant, un médecin peut décider de tenir pour vrai que son patient est atteint de phtisie, même s’il ne dispose pas de toutes les raisons épistémiques suffisantes pour croire cela, parce qu’il lui semble meilleur de faire un jugement faux en la circonstance que de courir le risque de faire une erreur.[14] C’est en partie en ce sens que James objectait à Clifford qu’il y a des cas où l’on peut, et doit, négliger certaines données, ou ne pas attendre d’avoir recueilli des données suffisantes. La collecte des données est-elle même une action volontaire, et la détermination de la suffisance des preuves est-elle même, quand on balance entre deux options, l’objet d’un choix. Mais le cas des croyances pragmatiques ou des acceptations effectuées en dépit des données disponibles ou en leur absence dans un but utilitaire (par exemple soigner un malade) n’est pas pour autant un exemple de situation où les raisons épistémiques cèdent le pas aux raisons pratiques. Car c'est bien à la vérité et à la justification de ses croyances que le médecin est attentif dans ces cas, quand bien même il décide de les négliger temporairement. On peut également soutenir que les cas dans lesquels nous acceptons ou tenons pour acquise une hypothèse quand bien même elle n’est pas garantie sont des étapes intermédiaires d’une délibération qui a pour but non pas l’utilité, mais la vérité (par exemple dans un raisonnement par l’absurde). Plus généralement, ce que la tradition pragmatisme (celle de Peirce en particulier[15]) appelle le contexte de l’enquête est une forme de délibération en vue d’un objectif épistémique, qui est la “ fixation ” rationnelle de la croyance en vue de la vérité (“ à la fin de l’enquête ”, comme le dit Peirce).Cette délibération est bien une forme d’action, ou d’activité. Elle n’implique pas le caractère en soi volontaire des croyances qui sont acquises au terme du processus – qui demeurent sous le contrôle des données et qui sont vraies ou fausses qu’on le veuille ou non – mais elle implique bien que ces croyances aient pu être formées par l’intermédiaire d’actions qui sont volontaires.[16] La délibération quant à l’opportunité d’adopter des attitudes voisines de la croyance, comme le jugement, l’acceptation et l’hypothèse est volontaire, tout comme les états psychologiques en question. Il n’en reste pas moins que ni les contenus de ces attitudes ni les croyances que le sujet obtient par leur intermédiaire ne sont volontaires.

              Il me semble en ce sens possible de défendre une forme de volontarisme faible, indirect, au sens de (A3). Si (A3) prend la place de (2) dans l’argument volontariste, alors il semble bien que cet argument soit correct. Et cette lecture de la prémisse volontariste semble conforme à nos intuitions quand nous parlons d’une éthique de la croyance. Un agent dont la délibération épistémique est défectueuse, qui ne suspend pas ses jugements quand il le devrait et qui est crédule, ou bien qui les retient trop en étant pusillanime, peut être tenu pour responsable de la formation de croyances biaisées par ces vices épistémiques. Un agent qui juge bien, et agit sans précipitation ni prévention dans ses jugements, comme nous le recommande Descartes, illustre au contraire une certaine sorte de vertu épistémique. Ces agents peuvent être tenus, en ce sens, comme responsables de leurs croyances, et comme ayant satisfait aux obligations épistémiques pertinentes, ou comme objets de louange ou de blâme. Quand nous blâmons quelqu’un pour sa bêtise ou sa crédulité, nous ne le blâmons par pour être tel par nature, mais parce que nous pensons qu’il aurait pu, et dû, avoir un contrôle sur ses jugements et ses croyances.

                   Parler ici de vertus et de vices épistémologiques nous induirait à considérer une option distincte de celle de la théorie déontologique de la justification, selon laquelle la responsabilité épistémique des agents n’est pas tant une affaire de conformité à des normes et à des devoirs qu’une affaire de sensibilité à certaines valeurs. On retrouverait ici la distinction, évoquée plus haut entre normes et valeurs, et on serait conduit à développer une épistémologie de la vertu, qui est l’une des manières contemporaines d’envisager l’éthique de la croyance.(cf. en particulier Zagzebski 1996). Les questions que j’ai examinées ici ont leur contrepartie dans les épistémologies de la vertu, selon qu’on considère la vertu comme étant elle-même volontaire ou non. J’ai conscience de l’importance de ce point, mais je ne peux l’aborder ici, ma cible principale étant la conception déontologique.

 

3. La justification est-elle affaire de déontologie ?

                  

                   Les considérations qui précèdent semblent donner un sens raisonnable à l’idée d’une éthique de la croyance et valider la thèse conjonctive (c) de la section 1 ci-dessus. Mais valident-elles pour autant la théorie déontologique de la justification des connaissances, selon laquelle une croyance vraie est justifiée si elle satisfait à des obligations épistémiques ? En fait, rien n’est moins sûr. Tout d’abord le lien entre le volontarisme, même le volontarisme faible défendu dans la section précédente, et l’existence d’obligations épistémiques n’est pas évident. Ensuite il n’est pas clair que les obligations épistémiques en question soient suffisantes pour garantir la justification. Examinons ces deux points tour à tour.

                   Je n’ai pas, pour le moment, mis en question la prémisse (1) de l’argument volontariste (V) et de l’argument anti-volontariste (AV), qui dit que s’il y a des obligations épistémiques relatives à nos croyances, alors celles-ci doivent être volontaires. Certes, si nous pensons les obligations épistémiques sur le modèle des jugements déontiques pratiques ou moraux ordinaires, les actes conformes ou non conformes à ces obligations ou à ces jugements doivent être des actes volontaires. Si je dis à mon fils “ Tu aurais dû mieux travailler tes examens ”, cela implique, comme on l’a vu, qu’il le pouvait, et qu’il aurait dû le vouloir, et le faire. Mais si je lui dis “ Tu n’aurais pas dû croire que ce concours était facile ”, cela implique-t-il un même pouvoir et un même vouloir ? Ce n’est pas évident, non pas seulement comme on l’a vu, parce qu’il n’était pas en son pouvoir de décider de ne pas le croire, mais aussi parce que même si sa croyance avait été formée par des attitudes indirectes appropriées traduisant une activité épistémique, selon la suggestion du volontarisme faible proposée plus haut, il n’était pas en son pouvoir de croire le contraire (i.e que ce concours était difficile). Ce que je veux dire plutôt, c’est qu’il aurait dû envisager l’hypothèse, et agir en conformité avec elle, que ce concours était difficile. Envisager une hypothèse est une activité ; mais est-ce que la relation entre l’hypothèse et les données qui la confirment est affaire de choix ? Si les données E confirment l’hypothèse H, c’est une relation qui existe quelle que soit la manière d’évaluer ces données. En ce sens, il n’est pas possible de dire que le “ doit ” qui figure dans un jugement déontique comme “ Tu aurais dû croire que P au vu des données E ” est un “ doit ” impliquant que l’agent exerce volontairement un choix sur sa croyance. Comme le suggère Feldman (2000), le “ doit ” qui intervient dans les obligations épistémiques est plutôt un “ doit ” indiquant un rôle ou une fonction à remplir, plutôt qu’un “ doit ” déontique au sens pratique. En ce sens, c’est le rôle des parents que d’éduquer leurs enfants, le rôle du président de présider, etc. Cela n’implique pas qu’ils aient la volonté ou pas de faire ces activités (ou plutôt cette volonté est non pertinente en la circonstance), mais que c’est sa fonction normale.[17] Quand nous disons donc à quelqu’un “ Tu aurais dû envisager cette hypothèse ” ou “ Tu n’aurais pas dû croire que la rivière ne déborderait pas ”, nous ne voulons pas dire qu’il avait la liberté de le faire ou de ne pas le faire, mais qu’il est normal, quand on forme une croyance, d’envisager toutes les hypothèses possibles à sa disposition, ou de tenir compte des données disponibles. Ces contraintes ne sont pas du type de celles qu’on aurait le choix de violer ou d’adopter. Elles s’imposent à nous parce qu’elles sont les contraintes rationnelles normales de la croyance. S’il y a un “ doit ” ici, il est d’ordre constitutif ou conceptuel (il fait partie de la nature de la croyance d’être justifiée par des preuves) plutôt que pratique. En ce sens la question du volontarisme et celle de l’éthique de la croyance n’ont pas de pertinence pour l’élucidation de la notion d’obligation épistémique, et la seule “ norme ” qui entre en jeu est celle que met en avant la doctrine évidentialiste : on doit croire sur la base de données suffisantes (et on ne peut pas faire autrement). Plutôt que sur la symétrie entre les normes pratiques et les normes épistémiques, il faut mettre l’accent sur leur dissymétrie. Quand il s’agit de normes morales, deux options peuvent être permises à un agent qui reconnaît une obligation. Par exemple si je reconnais l’obligation de verser de l’argent à une organisation humanitaire, je peux avoir le choix entre le verser à, par exemple, AMNESTY ou GREENPEACE (en supposant qu’il est incompatible de le verser aux deux). Mais si je reconnais l’ “ obligation ” de croire que P sur la base des données disponibles, je ne peux pas avoir le choix entre deux croyances incompatibles, P ou non P, si l’une est mieux confirmée que l’autre. Le cas le plus approchant serait celui où les données confirment également une proposition et son contraire, ou celui où deux hypothèses en compétition sont également étayées par les données. L’évidentialisme prescrit alors de suspendre son jugement. (Feldman 2000 : 680). On peut certes dire, comme on l’a déjà vu, que quand des données ne confirment pas suffisamment une croyance, il peut être bon ou déontiquement correct de l’adopter si d’autres considérations la favorisent. Mais alors de deux choses l’une : ou ces considérations sont pratiques, et en ce cas on ne peut dire qu’on a souscrit à une obligation épistémique (ce qui revient à faire une pétition de principe), ou l’adoption de cette croyance a une utilité épistémique en fonction de la possibilité d’acquérir d’autres croyances, ou d’obtenir ultérieurement des données en faveur de celle-ci. Mais les croyances ultérieures, ou les données ultérieures acquises en faveur de la croyance initiale n’en seront pas moins justifiées en fonction des données disponibles, et par conséquent l’évidentialisme sera toujours en place. Cela ne fait que confirmer ce qui a été dit plus haut en faveur d’un volontarisme indirect : même si les étapes intermédiaires d’une enquête visant la vérité des croyances peuvent être en partie volontaires, il ne s’ensuit pas que les terminus ad quem de cette enquête, ni même ses terminus a quo, les croyances que nous acquérons au début ou à la fin du processus, soient elles-mêmes volontaires et soustraites aux normes évidentialistes. En ce sens Clifford avait raison contre James, et il n’y a pas de lien particulier entre la défense de l’idée qu’il y a des obligations épistémiques ( évidentialistes) et la vérité ou la fausseté du volontarisme.

                   Si ceci est correct, la notion d’obligation épistémique n’a pas les conséquences volontaristes que les arguments (V) et (AV) lui prêtent. Les seules normes auxquelles nous sommes en dernière instance soumis dans l’enquête sont celles de la recherche de la vérité et de la confirmation de nos croyances par les données ou les preuves disponibles. Mais la vérité et la confirmation de nos croyances ne dépendent pas de notre vouloir, et en ce sens elles ne dépendent pas de la satisfaction de certaines obligations relatives à certaines actions, même épistémiques, auxquelles les agents sont supposés obéir. Cela n’implique pas, comme on l’a vu, qu’on ne doive pas admettre une forme de volontarisme faible. Mais cela implique que la relation de justification ne peut pas être analysée en termes déontologiques d’une satisfaction de certaines obligations, ou en termes de la responsabilité de l’agent dans l’adoption de certaines croyances. C’est ce dernier point que je voudrais expliciter pour finir.

                   Selon la conception déontologique de la justification, un sujet est justifié à croire que P s’il n’a pas violé certaines obligations épistémiques, au sens où il peut être tenu comme responsable de ses croyances et non soumis à un blâme.[18]  Comme on l’a vu, cette analyse est fausse si le volontarisme direct quant aux croyances est lui-même faux. Mais elle est fausse même si nous souscrivons au volontarisme indirect faible (A3). Imaginons un individu qui satisfait à toutes les obligations épistémiques qu’on est en droit d’attendre de lui : il vérifie ses données, tient compte de toutes celles qui sont disponibles, et même se conforme à la règle cliffordienne d’éthique de la croyance. Imaginons en outre qu’il se conforme à des règles rationnelles d’enquête et vise la vérité. Il ne sera rien blâmable. S’ensuit-il que ses croyances seront pour autant justifiées ? Intuitivement, non : le sujet en question pourrait être un cerveau dans une cuve, mais ne pas s’en rendre compte. Ses organes sensoriels et ses mécanismes sensoriels pourraient être déficients, sans qu’il ait accès à ces faits. Il ne croirait pas ce qu’il devrait croire, mais ce “ doit ” ici n’indique pas une obligation épistémique. Il correspond à un réquisit objectif. De telles considérations pointent de toute évidence en faveur d’une conception externaliste de la justification, selon laquelle celle-ci n’est pas affaire de conformité à des règles internes ou accessibles à un sujet, mais de règles fiables externes au sujet. Et de fait on soutient souvent que la conception déontologique de la justification est associée à une conception internaliste de la justification.[19]  Je n’examinerai pas ces points ici.[20]  Mais ils indiquent que la notion de satisfaction d’obligations épistémiques n’est en rien suffisante pour définir la notion de justification.

                   Je n’ai ici examiné que certaines des questions ouvertes portant sur l’éthique de la croyance. Bien d’autres points demanderaient à être examinés. Mais si  ce qui précède est correct, on peut dire que la seule obligation épistémique réelle que nous avons est de former des croyances qui visent la vérité et sont conformes aux données dont nous disposons. C’est la règle majeure de l’éthique de la croyance, celle de Clifford. Mais cette règle en elle-même, et le fait que nous la suivions, ne définit pas la justification.

 

REFERENCES

 

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[1] cf. par exemple Williamson 2000

[2] J’ai présenté l’ensemble du domaine dans Engel 2000.

[3] J’ai discuté quelques raisons pour cela dans Engel 1996.

[4] Frege, Ecrits posthumes, tr. fr. sous la dir. de P. de Rouilhan et C. Tiercelin, Nîmes, Chambon, 1994, p.151

[5] cf. R. Firth, 1978.

[6] Dans tout ceci, je suis la terminologie de Feldman (2000).

[7] loci classici : les stoïciens, Descartes, Pascal, Locke, Hume. cf. Engel 2001

[8] Sur ces points, cf. Haack 1997.

[9] Comme le remarque Pojman 1985, cela rappelle le paradoxe de Moore (“ P mais je crois que non P ”)

[10] cf. Alston 1988, Pojman 1985, Engel 1999. Losonski 2000 a comparé l’installation de croyances volontaires en ce sens à une causalité par processus au sens de Drestke, par opposition à une causalité évenementielle. C’est en ce sens que Pascal, dans la seconde partie de l’argument du pari, conseillait d’aller à l’Eglise, de faire des dévotions, etc. ce qui “ vous abêtira ”.

[11] Comme l’indique le schéma usuel du raisonnement pratique dans la philosophie contemporaine : un agent fait A parce qu’il (a) désire que P, (b) croit que faire A est pour lui le meilleur moyen d’obtenir que P.

[12] cf. sur ces points Bennett 1990, Engel 1997.

[13]  Sur les acceptations vs les croyances, cf. par exemple Cohen 1992, Engel 1998, Engel 2000.

[14] Kant, Critique de la raison pure, doctrine transcendantale de la méthode, “ de l’opinion, du savoir et de la foi ”.

[15] cf. C. Tiercelin, Peirce et le pragmatisme, Paris, PUF 1993

[16]  Sur le rôle de la volonté dans l’enquête au sens pragmatiste, cf en particulier Hookway 2000

[17]  Dire que c’est sa fonction normale ne veut pas dire que ce que le gens croient normalement est ce qu’il doivent croire, puisque la psychologie et l’expérience montrent qu’ils croient toutes sortes de choses fausses ou absurdes, donc qu’ils croient normalement des choses qu’il ne devraient  pas (normalement) croire.

[18] Alston 1989 passe en revue les diverses conceptions de ce type, parmi les lesquelles celles de Chisholm et de Ginet.

[19] cf. par exemple Plantinga  1992.

[20] cf. Goldman 1999, Pryor 2001 sur ces points.